— Mon frère.
Andrew sourit et lui tapota le dos.
— Tout ira bien, dit-il.
Ces paroles ne voulaient rien dire, mais Damon comprit leur sens profond.
— Ce que je t’ai dit un jour sur les frères de sang, dit Andrew, cherchant ses mots, c’est… le même sang, comme pour des frères… du sang que chacun verserait pour l’autre.
Damon hocha la tête.
— Frère d’adoption, dit-il gentiment. Frère de sang, si tu veux. Bredu. Sauf que c’est notre vie que nous mêlons, pas notre sang. Comprends-tu ?
Mais les mots n’avaient pas d’importance, ni les symboles spécifiques. Ils savaient ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, cela suffisait.
— Il faut préparer les femmes, dit Damon. S’ils portent ces accusations devant le Conseil sans qu’Ellemir en soit avertie, elle pourrait perdre l’enfant, ou pire. Il faut décider comment nous allons les affronter. Mais le plus important… Il reprit la main d’Andrew.
— … le plus important, c’est que nous les affronterons ensemble. Tous les quatre.
21
Esteban Lanart resta trois jours entre la vie et la mort. Callista le veillait – Ferrika avait interdit à Ellemir de rester à son chevet – et monitorait le mourant. Elle constata que la grosse artère coronaire était partiellement obstruée. Il y avait bien un moyen de réparer le dommage, mais elle avait peur de l’employer.
Le soir du troisième jour, il ouvrit les yeux et la vit. Il voulut remuer, mais elle l’arrêta de la main.
— Ne bouge pas, Papa. Nous sommes avec toi.
— J’ai manqué… les obsèques de Domenic… murmura-t-il.
Puis elle vit à son visage qu’il se souvenait, car la douleur lui contracta le visage.
— Dezi, murmura-t-il. Où que j’aie été, je… je crois que je l’ai senti mourir, le pauvre. Je ne suis pas sans reproche…
Callista prit sa main rude dans les siennes.
— Papa, quels qu’aient été ses défauts et ses crimes, il repose en paix. Maintenant, il faut penser à toi ; Valdir a besoin de toi.
Ces quelques paroles l’avaient épuisé, mais, sous sa pâleur, le vieux géant revivait.
— Damon… commença-t-il.
Elle le comprit et le rassura vivement.
— Le Domaine est en sécurité entre ses mains. Ne t’inquiète pas.
Rassuré, il se rendormit, et Callista pensa que le Conseil devait absolument accepter Damon comme régent. Aucun autre ne pouvait avoir la moindre prétention à cette charge. Andrew était Terrien ; et même s’il avait eu les qualités et les connaissances nécessaires pour gouverner, ils ne l’auraient pas accepté. Le jeune époux de Dorian était un nedesto d’Ardais, et ne savait rien d’Armida, alors que c’était le second foyer de Damon. Mais la régence de Damon dépendait toujours des accusations de Léonie. Comme elle se demandait quand l’affrontement final aurait lieu, la porte s’ouvrit et Damon lui fit signe de le rejoindre.
— Laisse Ferrika près de lui, et viens.
Dans la grande salle, il dit :
— Nous sommes convoqués à la Chambre de Cristal dans une heure, Andrew et moi. Je crois que nous devrions tous y aller, Callista.
Dans la pénombre, les yeux de Callista se durcirent ; ils n’étaient plus bleus, mais gris, et lançaient des éclairs.
— Suis-je accusée d’avoir rompu mon serment ?
Il hocha la tête.
— Mais en ma qualité de régent d’Alton, je suis ton tuteur, et ton mari est mon homme lige. Tu n’es pas obligée de répondre de cette accusation, sauf si tu le désires.
Il la saisit par les épaules.
— Comprends-moi bien Callista, je m’apprête à les défier tous ! Auras-tu le courage de les défier aussi ? Seras-tu assez forte pour être à mon côté, ou vas-tu t’effondrer comme une poupée de chiffons et prêter force à leurs accusations ?
Il parlait d’une voix implacable, lui serrant les épaules à lui faire mal.
— Nous pouvons avoir le courage de nos actes et les défier, mais dans le cas contraire, tu perdras Andrew, tu le sais, et moi aussi. Veux-tu retourner à Arilinn, Callista ?
Levant la main, il suivit légèrement du doigt les écorchures de ses joues.
— Tu as toujours le choix, dit-il, tu es encore vierge. La porte reste ouverte jusqu’à ce que tu la refermes.
Elle porta sa main à la matrice suspendue à son cou.
— J’ai demandé librement à être relevée de mon serment ; je ne pensais jamais revenir sur ma décision.
— Il aurait été plus simple de faire un choix définitif, une fois pour toutes, dit Damon. Maintenant, ce n’est plus si facile. Mais tu es femme, et sous tutelle. Désires-tu que je réponde pour toi devant le Conseil, Callista ?
— Je suis comynara, dit-elle, et j’ai été Callista d’Arilinn. Je n’ai besoin d’aucun homme pour répondre à ma place.
Se retournant, elle se dirigea vers la chambre qu’elle partageait avec Andrew et lança :
— Je serai prête !
Damon rentra dans sa chambre. Il l’avait volontairement excitée à la révolte, mais il savait que cette attitude pouvait facilement se retourner contre lui.
Lui aussi était révolté. Il n’affronterait pas ses accusateurs en jeune vaurien qu’on traîne devant ses juges. Il se vêtit avec recherche, d’une tunique et d’une culotte de cuir souple aux couleurs de son Domaine, une dague au pommeau incrusté de pierreries à la ceinture. Il fouilla dans ses affaires, à la recherche d’un pendentif serti de pierres précieuses, et, dans un tiroir, tomba par hasard sur un objet enveloppé dans un linge.
C’étaient les fleurs de kireseth séchées qu’il avait prises dans le laboratoire de Callista, sans savoir pourquoi, poussé par une impulsion qu’il ne comprenait toujours pas, ignorant s’il s’agissait d’une prémonition ou pire. Il s’était trouvé incapable d’expliquer à Callista ni à personne la raison de son acte.
Mais maintenant, le bouquet sec à la main, il comprit. Il ne sut jamais si la faible odeur de résine émanant de l’étoffe avait provoqué le déclic – tout le monde savait que le kireseth stimulait la clairvoyance – ou si son esprit, qui détenait maintenant toutes les informations, en avait brusquement fait la synthèse, sans effort conscient de sa part. Mais soudain, il sut ce que Varzil avait essayé de lui dire, et ce qu’avait dû être la fête du Nouvel An.
Contrairement à Callista, il sut avec précision pourquoi l’usage du kireseth était interdit, sauf sous la forme distillée et fractionnée du kirian. Comme les histoires de Dom Esteban le lui avaient rappelé, le kireseth, la fleur bleue étoilée que, traditionnellement, Cassilda donne à Hastur dans la légende – et nommé clochette d’or lorsqu’il était couvert de l’abondant pollen des étamines – le kireseth, entre autres choses, était un puissant aphrodisiaque, effaçant toutes les inhibitions et tous les contrôles. Maintenant, tout était clair.
Les tableaux de la chapelle. Les histoires de Dom Esteban. L’indignation qu’elles avaient suscitée chez Ferrika, qui avait prêté serment chez les Amazones Libres, lesquelles ne se mariaient pas et considéraient le mariage comme une forme d’esclavage. L’illusion qu’Andrew et Callista avaient partagée au cours de la floraison hivernale. Il comprit seulement en cet instant que ce n’avait pas été une illusion, même si les canaux de Callista étaient restés dégagés. Et le conseil de Varzil…
La clé, c’était le tabou. Ce n’était pas défendu à cause d’associations sexuelles et luxurieuses, mais, comme il l’avait toujours pensé, parce que c’était une plante sacrée.