Derrière lui, Ellemir dit d’un ton nerveux :
— C’est l’heure. Qu’est-ce que c’est que ça, mon bien-aimé ?
Honteux au souvenir du tabou qui pesait sur lui depuis l’enfance, il jeta vivement les fleurs dans le tiroir, toujours enveloppées dans le linge. Le même instinct qui l’avait poussé à s’habiller avec recherche pour faire face à ses accusateurs avait incité Ellemir à faire de même, constata-t-il avec satisfaction. Elle portait une longue robe de fête au profond décolleté. Ses cheveux flamboyants étaient torsadés sur sa nuque en un lourd chignon. Maintenant, sa grossesse était évidente, même pour le regard le moins averti, mais elle n’était pas difforme. Elle était belle et fière ; une vraie Dame Comyn. Ils rejoignirent Andrew et Callista dans la grande salle de leur suite, et il vit qu’eux aussi étaient en grande toilette. Andrew portait son costume de fête en satin gris perle, mais Callista les éclipsait tous.
Damon avait toujours trouvé que l’écarlate rituel de la Gardienne ne lui allait pas. Elle était trop pâle, et cette couleur trop vive l’éteignait, en faisait un pâle reflet de son éclatante jumelle. Il ne l’avait jamais trouvée belle, et il comprenait mal l’admiration d’Andrew. Elle était trop mince, trop anguleuse, comme l’enfant qu’il avait connue à la Tour, avec cette raideur virginale, qui, pour Damon, était le contraire de la séduction. À Armida, elle s’habillait n’importe comment, d’épaisses jupes de tartan et de gros châles. Parfois, il se demandait si elle portait les laissés-pour-compte d’Ellemir, parce qu’elle était indifférente à son apparence.
Mais pour le Conseil, elle avait revêtu une longue robe bleu-gris, avec un voile de même couleur, tissé de fils d’argent qui luisaient et scintillaient à tous ses mouvements, et ses cheveux étincelaient comme des flammes. Elle s’était maquillée pour dissimuler ses écorchures et elle avait les joues toutes roses. Etait-ce par vanité ou par défi qu’elle avait peint ainsi son visage, afin qu’on ne prenne pas sa pâleur naturelle pour la pâleur de la peur ? Des saphirs étoilés brillaient sur sa gorge, et sa matrice découverte flamboyait. Damon entra avec eux dans la salle du Conseil, très fier de son escorte, et prêt à défier tout Ténébreuse s’il le fallait.
Lorill Hastur ouvrit la séance en disant :
— De graves accusations ont été portées contre vous. Damon es-tu prêt à y répondre ?
Considérant les gradins des Hastur et le visage implacable de Léonie, Damon comprit qu’il perdrait son temps à s’expliquer et à se justifier comme il en avait eu l’intention. Sa seule chance était de prendre et de garder l’initiative.
— M’écouterait-on si je le faisais ?
— Pour ce que tu as fait, il n’y a ni explications ni excuses, dit Léonie. Mais nous sommes enclins à l’indulgence si vous vous soumettez à notre jugement, toi et ceux que tu as entraînés dans la révolte contre les lois les plus sacrées des Comyn.
Elle regardait Callista comme si elle la voyait pour la première fois.
Dans le silence, Andrew pensa à part lui : Accusés, avez-vous quelque chose à déclarer avant l’audition du jugement ?
C’est vers lui que Lorill Hastur tourna d’abord les yeux.
— Andrew Carr, votre délit est grave, mais vous avez agi dans l’ignorance de nos lois. Vous serez rendu à votre peuple, et si vous n’avez pas enfreint ses lois, vous serez libre, mais nous exigerons que vous quittiez notre planète.
« Callista Lanart, tu as mérité la même sentence que Damon, mais Léonie a intercédé pour toi. Ton mariage, n’ayant pas été consommé…
Comment, se demanda Damon, Lorill le savait-il ?
— … n’est pas valide devant la loi. Nous le déclarons nul et non avenu. Tu retourneras à Arilinn, où Léonie sera personnellement responsable de tes actes.
« Damon Ridenow, tes délits et les délits de ceux que tu as incités à la désobéissance, méritent la mort ou la mutilation, selon les anciennes lois. Mais nous t’offrons un choix. Tu peux te dépouiller de ta matrice, en présence d’une Gardienne pour sauvegarder ta vie et ta raison, et remplir ensuite la charge de régent d’Alton et de tuteur de l’héritier Alton que porte ta femme. Si tu refuses, elle te sera enlevée de force. Au cas où tu survivrais, les centres laran de ton cerveau seront brûlés, pour prévenir tout nouvel abus.
Ellemir poussa un gémissement de consternation. Lorill la regarda, avec quelque chose comme de la compassion, et dit :
— Ellemir Lanart, considérant que tu as été abusée par ton mari, nous ne t’imposerons aucun châtiment à part celui-ci : tu cesseras de te mêler d’affaires qui ne sont pas du ressort des femmes et tu consacreras tes pensées à ce qui est actuellement ton devoir, la sauvegarde de ton enfant à naître, qui est héritier d’Alton. Ton père étant malade, ton seul frère survivant n’étant encore qu’un enfant, et ton mari sous le coup de notre sentence, nous te plaçons sous la tutelle du Seigneur Serrais, et tu iras à Serrais donner le jour à ton enfant. D’ici là, trois respectables matrones que j’ai choisies personnellement s’occuperont de toi : Dame Rohana Ardais, Jerana, Princesse d’Elhalyn, et l’épouse de mon propre fils, Dame Cassilda Hastur. Maintenant, quitte cette salle en leur compagnie. Ce qui va suivre pourrait être pénible et même dangereux pour une femme dans ton état. »
Dame Cassilda, jolie brune d’environ l’âge d’Ellemir et approchant elle-même du terme de sa grossesse, lui tendit la main.
— Viens avec moi, ma chérie.
Ellemir regarda alternativement Cassilda Hastur et Damon.
— Puis-je faire une déclaration, Seigneur Hastur ?
Lorill acquiesça de la tête.
Ellemir prit la parole d’une voix aussi légère et enfantine que jamais, mais vibrante d’une résolution nouvelle.
— Je remercie les matrones de l’intérêt qu’elles me portent, mais je décline leurs bons offices. Je resterai près de mon mari.
— Ton loyalisme t’honore, ma chérie, dit Cassilda Hastur. Mais il faut penser à ton enfant.
— Je pense effectivement à mon enfant, dit Ellemir, à tous nos enfants, Cassilda, aux tiens et aux miens, et à la vie que nous désirons pour eux. Certains d’entre vous ont-ils réfléchi, mais vraiment réfléchi, à ce que fait Damon ?
Damon avait vidé son cœur devant elle le jour où il avait soigné les gelures des bergers, mais il ne croyait pas qu’elle avait vraiment compris. C’est donc avec stupéfaction qu’il l’entendit déclarer :
— Vous savez, et je sais, comme il est difficile de nos jours de trouver des télépathes pour les Tours. Même ceux qui ont le laran répugnent à sacrifier leur vie pour vivre derrière des murs. Et qui pourrait les en blâmer ? Je ne voudrais pas le faire moi-même. Je veux vivre à Armida, et avoir des enfants qui y vivront après moi. Et je ne voudrais pas non plus les voir déchirés par ce terrible choix, entre l’un ou l’autre devoir envers leur Domaine. Pourtant, les télépathes pourraient s’employer à de nombreux travaux, qui ne sont jamais faits. Toutes les activités télépathiques ne nécessitent pas la protection d’une Tour ; en fait il en est beaucoup qu’on ne peut pas y faire. Mais parce que tant de gens sont persuadés que c’est la seule façon d’utiliser le laran, le travail n’est pas fait du tout, et ce sont les habitants des Domaines qui en souffrent. Damon a trouvé un moyen de mettre les bienfaits du laran à la portée de tous. La télépathie n’est pas… une sorcellerie mystérieuse à cacher dans les Tours. Si moi qui suis femme et ignorante, et beaucoup moins douée que ma sœur, j’ai pu apprendre à m’en servir un peu, alors ces connaissances pourraient être enseignées à beaucoup…