— À l’aube, il y aura peut-être une… une turbulence télépathique, la prévint-il, pensant que l’expression était ridiculement inadéquate. Grâce à cet amortisseur, il ne sera pas dérangé, car il est trop faible. Je le confie à tes soins Ferrika. J’ai confiance en toi.
Il aurait bien voulu isoler aussi Ellemir et son enfant. Il le lui dit en retournant dans l’appartement qu’ils partageaient avec Andrew et Callista. Elle eut un pâle sourire.
— Tu ne vaux pas mieux que les dames du Conseil Comyn, cher mari, à vouloir me protéger et m’épargner parce que je suis femme et enceinte. Crois-tu que je ne réalise pas que nous combattons tous ensemble, pour le droit de vivre ensemble et d’offrir à nos fils et à nos filles une vie meilleure que celle de la plupart des descendants Comyn ? Crois-tu que je désire qu’il affronte le choix torturant auquel vous avez été confrontés, toi et Callista ? dit-elle, portant la main à son ventre. Me crois-tu incapable de me battre à ton côté ?
Il la serra contre lui, réalisant que son intuition était plus juste que la sienne.
— Les Dieux me préservent de te dénier ce droit, ma chérie.
Rejoignant Andrew et Callista, il comprit pourtant qu’il ne s’agissait pas seulement de vie et de mort. S’ils perdaient – et survivaient – leur sort serait pire que le trépas.
— La bataille se livrera dans le surmonde, les prévint-il, comme le dernier combat contre le Grand Chat. Il faut que nous soyons absolument sûrs de nous, car seules nos pensées peuvent nous vaincre.
Ellemir fit monter un repas et du vin, et ils dînèrent ensemble, comme si c’était une fête, essayant d’oublier l’épreuve dont dépendaient leurs vies. Callista était pâle, mais Damon constata avec soulagement qu’elle mangeait de bon appétit. Deux d’entre eux avaient reçu la formation de Gardiens, possédaient la force de Gardiens. Mais cela posait une question troublante. S’ils perdaient, ils seraient tous logés à la même enseigne, mais s’ils gagnaient, le sort de Callista n’était pas réglé.
— Si nous gagnons, dit-il, j’aurai conquis le droit de travailler comme je veux, avec mon propre cercle, c’est-à-dire qu’Ellemir, ma femme, et Andrew, mon frère juré, seront hors d’atteinte des décisions du Conseil. Mais toi, Callista, tu te places au troisième rang pour la succession Alton, avec seulement deux enfants, dont l’un à naître, entre toi et la souveraineté du Domaine. Le Conseil fera valoir qu’en ma qualité de régent d’Alton, mon devoir est de te trouver un mari de sang Comyn. À ton âge, Callista, et à moins de travailler dans une Tour, une femme est généralement mariée.
— Je suis mariée, s’emporta-t-elle.
— Breda, ce mariage ne tiendra pas si quelqu’un le conteste. Et crois-tu que le Conseil ne le contestera pas ? Le vieux Dom Gabriel d’Ardais m’a déjà proposé pour toi son fils Kyril…
— Kyril Ardais ? dit-elle avec dédain. Autant épouser un bandit des Hellers ! Je ne lui ai pas parlé une seule fois depuis mon enfance, quand il nous brutalisait aux fêtes d’enfants, mais je suppose qu’il ne s’est pas amélioré avec l’âge !
— C’est pourtant un mariage que le Conseil approuverait. Ou ils pourraient reprendre l’idée de notre père et te donner, comme il en avait l’intention pour Ellemir, à Cathal. Mais pour te marier, on te mariera, c’est certain. Tu connais aussi bien que moi la loi sur le mariage libre, Callista.
C’était vrai. Un mariage libre n’était valable qu’après consommation, et pouvait être annulé par décision du Conseil tant qu’il n’y avait pas d’enfants.
— Miséricordieuse Avarra, dit-elle, les regardant autour de la table, je trouvais embarrassant d’être mise au lit en présence de la moitié du Domaine, mais ça, c’est encore pire !
Elle rit, mais d’un rire sans joie.
— Pourquoi crois-tu qu’on mette une femme au lit publiquement ? demanda doucement Ellemir. Pour que tout le monde voie et sache que le mariage est un fait avéré. Mais dans ton cas, une incertitude subsiste. Maudit Dezi, il n’a pas dû se priver d’en parler à qui voulait l’entendre.
— Je pense qu’il est déjà maudit, dit Damon, mais le mal est fait.
— Voulez-vous dire que Dezi avait raison et que notre mariage n’est pas légal ? demanda Andrew, posant la main sur celle de Callista, et constatant avec consternation qu’elle la retirait, obéissant toujours à son vieux réflexe.
Damon hocha la tête à contrecœur.
— Tant que Domenic était vivant et Dom Esteban en bonne santé, personne ne se souciait de ce que faisaient ses filles, au fin fond des Montagnes de Kilghard. Mais la situation a changé. Le Domaine est aux mains d’un enfant et d’un mourant. Si Callista était encore Gardienne, on ne pourrait pas la contraindre légalement à se marier, mais, à part la force, on exercerait sur elle toutes les pressions imaginables. Et comme elle a déjà été relevée de son serment et qu’elle a publiquement refusé de retourner à Arilinn, il est légitime que le Conseil se préoccupe de son mariage.
— Je n’ai pas plus de droits sur la question qu’une jument qu’on mène vendre au marché ? demanda Callista.
— Callie, ce n’est pas moi qui fais les lois, dit-il tendrement. J’en abrogerai certaines, si je peux, mais ça prendra du temps. Pour le moment, la loi est la loi.
— Le père de Callista a consenti à notre mariage, dit Andrew. Cette décision n’a-t-elle aucune valeur légale ?
— Il est mourant, Andrew. Il peut mourir ce soir, et moi, je ne suis que régent par délégation du Conseil, c’est tout, dit Damon, profondément troublé. Si nous pouvions nous présenter devant le Conseil avec un mariage valide selon la Loi de Valeron…
— Qu’est-ce que c’est que ça encore ? demanda Andrew.
— Une femme des plaines de Valeron sur le Domaine Aillard bénéficia un jour d’une décision du Conseil qui fait jurisprudence depuis, dit Callista d’une voix blanche. Quel que soit le mariage, libre ou autre, aucune femme ne peut être séparée contre sa volonté du père de son enfant. Damon veut dire que, si je n’étais plus vierge – et, si, de préférence, je tombais enceinte immédiatement – nous aurions un moyen de contester le Conseil.
Elle fit la grimace.
— Je n’ai pas envie d’un enfant maintenant – et encore moins sur l’ordre du Conseil comme une jument qu’on mène à l’étalon – mais j’aimerais quand même mieux ça qu’épouser un homme choisi par le Conseil pour des raisons politiques et pour porter ses enfants.
Elle regarda Damon et Andrew, l’air malheureux, et termina :
— Mais vous savez que c’est impossible.
— Non, Callista, dit Damon avec calme. Ton mariage, tu le sais, sera valable ou non selon que tu pourras jurer demain devant le Conseil que ton union a été consommée.
— Tu veux donc que je te tue, cette fois ? s’écria-t-elle, terrifiée, cachant sa tête dans ses mains.
Damon contourna la table et l’obligea doucement à tourner la tête vers lui.
— Il y a un autre moyen, Callista. Non, regarde-moi. Andrew et moi sommes bredin. Et je suis plus fort que toi. Tu pourrais me foudroyer comme Andrew, ou pire, et tu ne me ferais pas mal !
Elle détourna la tête en sanglotant.
— S’il le faut. S’il le faut. Mais, Miséricordieuse Avarra, je souhaitais que ce soit un acte d’amour, quand je serais prête, et non une mortelle bataille !
Il y eut un long silence, rompu seulement par les pleurs de Callista. Andrew avait le cœur déchiré, mais il savait qu’il devait faire confiance à Damon pour trouver une solution. Damon reprit enfin la parole.