— Il n’y a qu’un moyen, Callista. Varzil m’a dit qu’il fallait libérer ton esprit de l’empreinte que tes années de Gardienne ont imprimées dans ton corps. Je peux libérer ton esprit, et ton corps sera libre, comme il l’a été pendant la floraison hivernale.
— Tu m’as dit que ce n’était qu’une illusion…
— J’avais tort, dit Damon. Je n’ai compris que récemment. Je regrette, pour toi et pour Andrew, que vous n’ayez pas suivi votre instinct. Mais maintenant… j’ai quelques fleurs de kireseth, Callista.
Comprenant ce qu’il voulait dire, elle porta les mains à sa bouche, terrorisée.
— Mais c’est tabou, interdit à quiconque a été formé dans une Tour !
— Mais notre Tour ne se règle pas sur les lois d’Arilinn, breda, dit-il d’une voix très douce, et ces lois ne me lient pas en tant que Gardien. Pourquoi crois-tu que cette fleur soit tabou, Callista ? Parce que, sous l’influence du kireseth, comme tu le sais par expérience, même une Gardienne ne pourrait rester immunisée contre la passion, le désir, le besoin humain. C’est un catalyseur télépathique, oui mais c’est aussi beaucoup plus. Après la formation dispensée aux Gardiennes dans les Tours, il est effrayant, impensable d’admettre qu’il n’y a aucune raison qu’une Gardienne reste chaste, sauf temporairement, après un travail épuisant. Il est inutile de les contraindre à une vie solitaire et cloîtrée. Les Tours ont imposé des lois cruelles et inutiles à leurs Gardiennes, Callista, depuis les Ages du Chaos, époque à laquelle le rituel du Nouvel An s’est perdu. En ce temps-là, il devait se situer au Solstice d’Eté. De nos jours, lors de cette fête, on donne aux femmes des fleurs et des fruits en commémoration du présent de Cassilda à Hastur. Mais comment représente-t-on toujours la Mère des Domaines ? Avec la clochette d’or du kireseth à la main. Tel était l’ancien rituel, pour qu’une femme puisse assumer sa charge de Gardienne dans les cercles de matrices, avec ses canaux dégagés, puis revenir à sa féminité normale si elle le voulait.
Il prit les deux mains de Callista dans les siennes. Machinalement, selon son vieux réflexe, elle essaya de les lui retirer, mais il les retint avec force.
— Callista, as-tu le courage de tourner le dos à Arilinn et d’explorer avec nous une tradition qui te permettra d’être Gardienne et femme à la fois ?
Il avait eu raison de faire appel à son courage, qu’ils avaient testé ensemble jusqu’à ses plus extrêmes limites. Elle baissa la tête, consentante. Mais quand il apporta les fleurs de kireseth, toujours enveloppées dans un linge, elle hésita, retournant le bouquet dans sa main.
— J’ai enfreint toutes les lois d’Arilinn sauf celle-là. Maintenant, je suis vraiment hors la loi, dit-elle, de nouveau au bord des larmes.
— On nous a tous deux traités de renégats, dit Damon. Je ne te demanderai pas de faire une chose que je ne ferais pas avant toi, Callista.
Il lui prit le bouquet, retira le linge, et porta les fleurs à son visage, respirant profondément le parfum enivrant. Il eut un accès de peur – la chose interdite, le tabou – mais il se rappela les paroles de Varzil : « C’est pourquoi nous avons institué l’ancien rite sacramentel du Nouvel An… Tu es son Gardien ; c’est toi le responsable. »
Callista était pâle et tremblante, mais elle prit le kireseth des mains de Damon et en respira les fleurs. Pendant ce temps, Damon pensait au cercle d’Arilinn qui les attaquerait à l’aube. Etait-il en train de commettre une erreur tragique ?
Durant les années qu’il avait passées à Arilinn, quand un travail important était envisagé, tout stress était prohibé, et surtout les rapports sexuels. Leurs adversaires passaient la nuit en concentration solitaire, se préparant au combat qui les attendait.
Mais Damon ne travaillait pas selon les mêmes principes. Il savait qu’il ne vaincrait pas Arilinn en l’imitant. La Tour qu’il construisait était totalement différente, et fondée sur leur rapport à quatre. Il était donc logique qu’ils consacrent la nuit à parfaire ce rapport, en aidant Callista à s’y intégrer totalement.
Andrew prit les fleurs des mains de Callista. Respirant leur odeur – sèche, poussiéreuse, mais qui gardait quelque chose de celle des fleurs dorées sous la lumière écarlate du soleil – il revit Callista venir à sa rencontre à travers le champ de fleurs, et ce souvenir l’emplit d’une nostalgie poignante. Quand Ellemir respira le bouquet à son tour, il eut envie de protester – n’était-ce pas dangereux dans son état ? Mais elle avait le droit de choisir. Elle partagerait tout ce que cette nuit leur réservait.
La conscience de Damon se dilata, sa lucidité s’affina. Sur sa gorge, sa matrice semblait lancer des étincelles, palpitant comme une chose vivante. Nichée dans sa main, elle semblait lui parler, et il se demanda un instant si les matrices n’étaient pas une forme de vie étrangère à la planète, vivant le temps à un rythme fantastiquement différent ?
Puis il eut l’impression de reculer comme pendant l’Exploration Temporelle, et, avec une curieuse clairvoyance, il confirma ce qu’il avait appris de l’histoire des Tours, à Arilinn et à Nevarsin. Après les Ages du Chaos, les siècles de corruption, de décadence et de conflits qui avaient décimé les Domaines et fait rage sur la moitié de la planète, les Tours avaient été reconstruites, le Pacte formé, interdisant toutes les armes sauf les armes de combat rapproché, qui exposaient l’attaquant au même danger que sa victime. Le travail des matrices avait été relégué dans les Tours, et les télépathes, tous de sang Comyn, prêtaient serment aux Tours et à leurs Gardiennes. Les Gardiennes, vouées à la chasteté et sans liens d’allégeance même envers leurs familles, devaient être parfaitement objectives, sans aucun intérêt politique ou dynastique dans le gouvernement des Domaines. La formation des travailleurs des Tours était fondée sur de solides principes éthiques et sur la renonciation à tous autres liens, créant ainsi une caste forte et intègre dans un monde corrompu et dévasté.
Et les Gardiennes prêtaient serment de protéger les Domaines, et de prévenir dans l’avenir tout abus des pierres-matrices. Sans aucun pouvoir politique, elles avaient néanmoins acquis une immense influence personnelle, prêtresses, sorcières, douées d’un grand ascendant spirituel et religieux, et contrôlant tous les travailleurs des matrices sur Ténébreuse.
Mais cela était-il aussi devenu un abus ?
Il semblait à Damon qu’à travers les siècles, il était en contact télépathique avec son lointain parent Varzil – ou ne s’agissait-il que d’un faible souvenir héréditaire ? Quand les techniciens des Tours avaient-ils abandonné le rituel du Nouvel An, qui les maintenait en contact avec leur commune humanité ? Ce rituel permettait à la Gardienne, contrainte au célibat par la dure nécessité de son travail incroyablement difficile et exigeant, – et à cette époque qui avait vu l’apogée des Tours, il était encore beaucoup plus exigeant – de reprendre conscience périodiquement de leur humanité, de partager les instincts et les désirs des hommes et des femmes ordinaires.
Quand avaient-elles abandonné ce rituel ? Et surtout, pourquoi l’avaient-elles abandonné ? À une certaine époque, pendant les Ages du Chaos, avaient-elles versé dans la débauche ? Quelles que fussent les raisons, bonnes ou mauvaises, le rituel avait été perdu, et avec lui, les connaissances qui permettaient de débloquer les canaux figés pour le travail psi au plus haut niveau. Les Gardiennes, qui n’étaient plus neutralisées, avaient été forcées de s’en remettre à un entraînement inhumain, et le pouvoir de Gardienne allait aux femmes capables de s’isoler totalement de leurs instincts et de leurs désirs.