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Remontant les années, il sembla à Damon qu’il ressentait dans sa chair toutes les souffrances de ces femmes, aliénées, désespérées, échouant parfois parce qu’elles ne parvenaient pas à se séparer complètement de l’humanité normale. Et celles qui réussissaient adoptaient des standards impossibles, une formation d’une rigueur inhumaine, qui les aliénait même de leur propre cercle. Mais quel choix avaient-elles ?

Maintenant, elles allaient redécouvrir ce que pouvait accomplir l’antique rite…

Il ne regardait pas Callista, mais il sentait son décorum se dissoudre, sa rigidité s’amollir, toutes ses tensions s’écoulant de son corps comme de l’eau courante. Renversée dans un fauteuil, elle souriait, s’étirant comme un chat, tendant les bras à Andrew. Celui-ci vint s’agenouiller près d’elle, et Damon repensa à la ravissante fillette de la Tour, qui avait perdu peu à peu son exquise spontanéité pour se cantonner lentement dans un silence froid et réservé. Maintenant, le cœur déchiré, il revoyait en partie cette enfant dans le doux sourire que Callista adressait à Andrew, qui l’embrassa, d’abord hésitant, puis de plus en plus passionné. Le rapport à quatre se reforma, et pendant un instant, ils partagèrent tous ce baiser. Mais Andrew, toutes ses inhibitions anéanties par le kireseth, fut victime de trop de précipitation. Resserrant ses bras autour de Callista, il l’écrasa contre lui, et la passion croissante de ses baisers effraya Callista. Soudain paniquée, elle se dégagea, le rejetant loin d’elle de toutes ses forces, les yeux dilatés de frayeur.

Damon sentit la double texture de sa peur : elle craignait, d’une part que se reproduise ce qui était déjà arrivé, redoutant, par un réflexe qu’elle ne pouvait pas contrôler, de frapper Andrew, de le tuer ; et d’autre part, elle craignait son propre éveil, étrange, inconnu. Elle regarda Andrew avec une expression proche de la terreur, fixa Damon d’un air traqué qui le désorienta.

Mais Ellemir intervint vivement dans le rapport. As-tu oublié comme elle est jeune ?

Andrew regarda Ellemir, sans comprendre. Après tout, Callista était sa jumelle !

Oui, et après tant d’années de Gardienne, elle est plus âgée que moi à un certain niveau. Mais son esprit a maintenant oublié tout cela. Elle est redevenue la fillette de treize ans qui arrivait à la Tour. Pour elle, le sexe est encore un souvenir de terreur et de souffrance, et elle sait qu’elle a failli te tuer. Elle n’a aucun bon souvenir, à part quelques baisers parmi les fleurs. Laisse-la-moi un moment, Andrew.

À contrecœur, Andrew s’écarta de Callista et Ellemir entoura de son bras les épaules de sa sœur. Maintenant, aucun n’avait plus besoin de s’exprimer en paroles.

Viens avec moi, ma chérie, ils peuvent attendre que tu sois prête. Elle la conduisit dans la grande salle de leur suite en lui disant : C’est ta vraie nuit de noces, Callista, et aujourd’hui, il n’y aura ni plaisanteries ni farces.

Docile comme une enfant, et pour Ellemir, elle était presque une enfant, elle se laissa déshabiller, démaquiller, peigner et revêtir d’une longue chemise de nuit. Sous l’influence du kireseth, elles s’ouvrirent totalement l’une à l’autre. Ellemir fut inondée des souvenirs de Callista, que celle-ci n’avait pas pu partager avec elle, la veille de leurs noces, quand elles échangeaient leurs confidences.

Ellemir sentit et vécut avec Callista le conditionnement qui l’avait séparée des autres, la dure discipline qui lui avait inculqué l’horreur de tout contact physique. Elle considéra les petites cicatrices aux mains et aux poignets de Callista, ressentant la terrible angoisse physique et émotionnelle de ces premières années à la Tour. Et Damon avait participé à ces tortures ! Pendant un moment, elle partagea le douloureux ressentiment de Callista, la rage toujours tue et qui ne pouvait s’épancher qu’à travers l’énergie concentrée des écrans et des relais.

Elle revécut avec Callista le lent, l’inexorable émoussement des réactions physiques normales, l’engourdissement des réflexes corporels, le durcissement des tensions de l’esprit et du corps en une armure rigide.

Dès sa troisième année à Arilinn, Callista ne se sentait plus seule, n’éprouvait plus le besoin d’une affection ou d’un contact humains.

Elle était devenue Gardienne.

C’était miracle qu’elle eût conservé quelque sentiment, quelque compassion. Encore quelques années, et il aurait été trop tard ; même le kireseth n’aurait pas pu dissoudre la dure armure forgée pendant si longtemps, l’empreinte de tensions si fortes sur l’esprit.

Mais le kireseth avait dissous le conditionnement de Callista, et, toute tremblante, elle était redevenue une enfant. Son esprit était libéré, et son corps n’était plus assujetti aux réflexes inexorables de sa formation, mais elle avait perdu en même temps l’acceptation rationnelle et la maturité dont elle avait couvert son inexpérience ; elle n’était plus qu’une fillette effrayée, encore plus jeune qu’elle quand elle avait pris son premier amant, réalisa Ellemir avec une compassion profonde.

Après cette libération, Callista aurait dû avoir un ou deux ans pour mûrir normalement, pour parvenir à l’éveil amoureux, d’abord émotionnel, puis physique. Mais elle n’aurait pas ce loisir. Elle n’avait que cette nuit pour franchir le gouffre des années.

Serrant sa sœur tremblante dans ses bras, en pleine empathie avec elle, Ellemir aurait voulu lui donner une part de sa sérénité. Callista ne manquait pas de courage – il fallait être très courageuse pour endurer la formation qu’elle avait subie. Elle se contraindrait à l’acte amoureux, afin de pouvoir jurer le lendemain devant le Conseil que le mariage était consommé, mais ce serait une épreuve, un test de son courage, et non l’expérience exaltante et joyeuse que cela aurait pu être.

C’était cruel se dit Ellemir. En fait, ils demandaient à une enfant de consentir à se laisser violer – car, au fond, il s’agirait bien d’un viol.

Elle ne serait pas la première. Bien des femmes Comyn étaient mariées, presque encore enfants, à des hommes qu’elles connaissaient à peine et qu’elles n’aimaient pas. Elle, au moins, elle aimait Andrew. Quand même, elle aurait une nuit de noces lamentable, la pauvrette.

Il lui aurait fallu du temps, et Ellemir ne pouvait pas lui en accorder.

Callista la contacta mentalement, hésitante, cherchant à se rassurer, et Ellemir réalisa soudain qu’elle pouvait partager son expérience avec sa jumelle. Elles étaient toutes deux télépathes. Ellemir avait toujours eu des doutes sur son laran, mais sous l’influence du kireseth, elle se découvrait de nouvelles potentialités, de nouvelles possibilités de développement.

Prenant les mains de Callista dans les siennes, elle laissa son esprit revenir à sa quinzième année, époque de la grossesse de Dorian et de ses amours avec Mikhail, les deux étant d’accord pour qu’Ellemir prenne la place de Dorian dans le lit de son jeune mari. Ellemir avait un peu peur, non de l’expérience elle-même, mais peur que Mikhail la trouve ignorante, enfantine, trop jeune, trop inexpérimentée pour remplacer Dorian. La première fois qu’il était venu la retrouver – et Ellemir n’y avait plus repensé depuis des années – elle était paralysée de frayeur, presque autant que Callista en ce moment. Allait-il la trouver laide, gauche ?

Et pourtant, comme tout avait été simple, si simple et agréable, comme ses appréhensions lui avaient paru stupides. À la naissance de l’enfant de Dorian, quand leurs rapports avaient pris fin, elle les avait presque regrettés.