Lentement, elle se rapprocha dans le temps, mentalement unie avec Callista, partageant avec elle la croissance de son amour pour Damon. La première fois qu’ils avaient dansé ensemble à Thendara, à la fête du Solstice d’Eté, elle l’avait trouvé trop vieux ; pour elle, il n’était que l’officier de son père, silencieux, réservé, ne manifestant à sa cousine que quelques égards de pure politesse, sans plus. Jusqu’à la captivité de Callista chez les hommes-chats, où, paniquée, elle avait eu recours à lui, elle ne l’avait jamais considéré autrement que comme un parent amical, l’ami de son frère disparu. Puis elle avait pris conscience de ce qu’il était pour elle. Elle partagea avec Callista, comme elle n’aurait jamais pu le faire en paroles, la frustration croissante de l’attente, l’insatisfaction des baisers et des chastes caresses, l’extase de la première possession. Si j’avais su alors comment partager avec toi, Callie !
Elle revécut, avec la même crainte et la même joie mêlées, les débuts de sa grossesse : le bonheur, la peur, les nausées, le bouleversement de son corps qui était devenu comme une chose étrangère, mais malgré tout, l’allégresse. Elle sanglota en revivant le jour où le lien fragile s’était rompu et où la fille de Damon était morte. Puis, hésitante – seras-tu capable d’accepter cela ? M’en voudras-tu ? – elle sentit de nouveau le besoin d’Andrew, l’accueillant dans son lit tout en redoutant que ses rapports affaiblissent ses liens avec Damon ; puis le ravissement de constater que cela les renforçait au contraire, que ses rapports avec Damon s’étaient approfondis de tout ce qu’elle avait appris sur elle-même, et qu’ils étaient maintenant le résultat d’un choix, et non plus seulement de la coutume.
Je savais que tu le désirais, Callista, mais je ne savais pas si c’était simplement parce que tu ignorais ce que cela signifiait pour moi.
Callista s’assit dans le lit, et, entourant sa sœur de ses bras, l’embrassa pour la rassurer, les yeux dilatés d’émerveillement. Sa beauté frappa Ellemir. Elle savait que Damon aimait Callista, partageant avec elle des expériences et des dons inconnus d’Ellemir. Pourtant, elle l’acceptait, comme elle savait que Callista acceptait que le premier enfant d’Andrew fût d’Ellemir et non d’elle. Indépendamment, elle arriva à la même conclusion qu’Andrew : ils n’étaient pas deux couples échangeant de temps en temps leurs partenaires, comme dans quelque danse compliquée. Ils étaient autre chose, et chacun d’eux avait quelque chose d’unique à donner aux autres.
La peur de Callista s’était envolée, et elle était impatiente de participer à cette entité qu’ils étaient. Elle n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir qu’Andrew et Damon les avaient rejointes. Un instant, elle se demanda si elle devait se retirer avec Damon, pour laisser seuls Andrew et Callista, puis elle faillit éclater de rire. Ils ne faisaient plus qu’un.
Au début, le contact fut seulement mental, Damon reformant le lien qui les unissait, étroit, complet comme il ne l’avait jamais été. Ellemir pensait en images musicales, et pour elle, c’était comme des voix qui se fondaient harmonieusement, le soprano de Callista, clair et cristallin comme une harpe, la basse profonde d’Andrew, l’harmonie curieusement polyphonique de Damon, et sa voix à elle qui les tissait ensemble, qui les fondait en un tout. Mais, tout en visualisant cette expérience en images musicales, elle recevait les images des autres : explosion de couleurs pour Callista ; dans l’esprit d’Andrew, ils étaient tous blottis les uns contre les autres, nus, dans une obscurité étrange, se caressant doucement ; la conscience de Damon tissait entre eux des liens d’argent, légers comme des fils de la vierge, qui les réunissaient tous en une seule entité. Longtemps, ils se contentèrent de cette félicité. Callista, flottant dans un arc-en-ciel de couleurs vibrantes, légèrement amusée au contact de Damon, s’aperçut qu’il avait gardé suffisamment de recul pour monitorer ses canaux. Puis, quand il la toucha, le rapport émotionnel s’approfondit, elle eut une nouvelle conscience de son corps, étrange, inconnue, mais pas effrayante.
Elle se rappela vaguement les histoires de son père. On donnait du kireseth aux mariées récalcitrantes. Eh bien, elle n’était plus récalcitrante. Etait-ce l’effet de la résine sur le corps et l’esprit ? Etait-ce la libération de son esprit qui lui permettait d’avoir une telle conscience de son corps, de la sensualité d’Ellemir, qui ressentait tous les désirs des autres dans sa chair ? Ou était-ce son corps affamé de caresses qui lui ouvrait l’esprit à une communion spirituelle plus profonde ? Quelle importance ? Elle savait qu’Andrew avait toujours peur de la toucher. Pauvre Andrew, elle l’avait tant meurtri. Elle lui tendit les bras, l’attira contre son sein, sentit qu’il la couvrait de baisers. Cette fois, elle s’y abandonna, avec l’impression de sombrer dans une extase de lumière, qui était en même temps une obscurité vibrante.
Dans un débordement soudain de sensualité, il ne lui suffit plus d’être dans les bras d’Andrew. Elle ne s’écarta pas de lui, mais rechercha le contact de Damon, le toucha, l’embrassa, et brusquement, en un éclair, elle se rappela qu’elle avait désiré le faire lors de sa première année à la Tour et qu’elle avait refoulé ce souvenir, dans une agonie de remords et de honte. Toujours en contact avec ces deux corps durs de mâles, elle se sentit suivre du doigt la courbe des seins d’Ellemir, de son ventre doucement renflé, laissant sa conscience descendre jusqu’à l’enfant à naître et qui dormait encore d’un sommeil sans rêve. Elle se sentait enveloppée comme lui, protégée, entourée d’amour, et elle sut qu’elle était prête.
Andrew, partageant ses pensées, se rendit compte que, pour Callista, la sexualité sans problème d’Ellemir constituait une clé permettant de libérer celle de Callista, comme elle avait failli le faire lors de leur première tentative catastrophique. Il comprit que s’il avait accepté le rapport à quatre, Ellemir les aurait tous amenés à bon port. Mais il avait voulu être seul avec Callista, séparé.
Si seulement j’avais alors eu confiance en Ellemir et Damon… et, s’insinuant dans ses regrets, il perçut la pensée de Damon : c’était alors, et nous sommes maintenant, nous avons tous changé et mûri.
Ce fut leur dernière perception séparée. Maintenant, le rapport était complet, comme il avait failli l’être au Solstice d’Hiver. Aucun d’eux ne sut jamais ni ne désira savoir, aucun d’eux n’essaya jamais de séparer ou de démêler des sensations isolées. À ce stade, les détails n’importaient plus – quelles lèvres s’embrassaient, quels bras s’étreignaient, qui pénétrait qui. Pendant un moment, il leur sembla qu’ils se caressaient tous, partageant leur tendresse si profondément qu’il n’existait plus de conscience séparée. Par la suite, Callista ne sut jamais si elle avait ressenti l’acte d’amour d’Ellemir ou si elle l’avait vécu elle-même, et, plongeant un instant dans l’esprit d’un des hommes, elle se vit et s’étreignit elle-même – ou était-ce sa jumelle ? Elle sentit un des hommes parvenir à l’orgasme, incertaine d’y avoir participé. Sa propre conscience était trop diffuse, dilatée, avec Damon, Andrew et Ellemir qui étaient comme des points solides dans son corps, lequel s’était aussi dilaté jusqu’à occuper tout l’espace de la chambre, agité de pulsations aux rythmes multiples de l’éveil et de l’excitation. Elle ne fut jamais tout à fait sûre d’avoir elle-même connu le plaisir ou d’avoir simplement partagé celui des autres : et elle ne désirait pas le savoir. Et aucun ne sut jamais non plus qui avait le premier possédé le corps de Callista. Aucune importance ; aucun d’eux ne désirait le savoir. Ils flottaient, submergés dans la sensualité et l’amour intense et partagé, et ces détails n’avaient pas d’importance. Le temps s’était complètement décalé. Leur union semblait durer depuis des années.