Longtemps après, Callista sut qu’elle sommeillait, paisible, satisfaite, toujours entourée de leur amour. Ellemir dormait, la tête sur l’épaule d’Andrew. Callista, lasse et heureuse, s’immergeait tantôt dans la conscience de Damon, tantôt dans celle d’Andrew, ou encore dans le sommeil d’Ellemir. Dérivant entre le passé et l’avenir, consciente de son corps comme jamais depuis son enfance, elle savait qu’elle pourrait se présenter devant le Conseil et jurer qu’elle avait consommé son mariage, et qu’elle était enceinte – quoiqu’elle ne se l’avouât qu’avec une certaine répugnance qui au fond l’amusa. Elle ne désirait pas vraiment un enfant, pas tout de suite. Elle aurait voulu avoir un peu de temps pour apprendre à se connaître, pour se développer lentement comme Ellemir, pour explorer les dimensions nouvelles et inconnues de sa vie.
Mais je m’en remettrai, toutes les femmes s’en remettent, pensa-t-elle, riant intérieurement, et son rire atteignit Damon qui, tendant le bras, enlaça ses doigts aux siens.
Dieu soit loué que tu puisses en rire, Callie !
Ce n’est pas comme si j’avais à choisir, ainsi que je le redoutais. Comme si j’avais toujours la crainte de ne plus jamais pouvoir utiliser mes talents. Mais cette expérience constitue un élargissement, non un rétrécissement de ma personnalité.
Elle éprouvait toujours du ressentiment d’avoir un enfant sur ordre du Conseil et non par choix personnel – elle ne pardonnerait jamais son attitude au Conseil – mais elle acceptait cette nécessité, et savait qu’elle parviendrait aisément à aimer l’enfant non désiré, assez pour espérer dissimuler à la fillette, jusqu’à ce qu’elle soit en âge de comprendre, à quel point elle n’avait pas été désirée.
Mais je ne veux jamais savoir qui est son père… Je t’en prie, Elli, même en monitorant, ne me le fais jamais savoir. Et ils se promirent tous en silence de ne jamais chercher à savoir si la fillette conçue cette nuit-là était l’enfant d’Andrew ou de Damon. Ils s’en douteraient peut-être, mais ne le sauraient jamais avec certitude.
Ils somnolèrent pendant des heures, toujours unis par ce rapport à quatre, et finirent enfin par s’endormir. Damon se réveilla au matin, en proie à l’appréhension. Les avait-il affaiblis, s’était-il affaibli lui-même pour le combat à venir ? Callista parviendrait-elle à dégager ses canaux suffisamment vite ?
Puis, sondant Callista, il comprit que ses canaux seraient toujours parfaitement dégagés, soit pour l’influx psi, soit pour les impulsions sexuelles. Elle n’aurait pas besoin de kireseth ; maintenant, elle savait par expérience ce que c’était que de passer de l’influx sexuel à la pleine force du laran. Et Damon sut, avec une totale assurance, qu’ils seraient de force à affronter ce qui les attendait.
Puis, à regret, il prit aussi conscience de la raison pour laquelle on avait abandonné l’usage du kireseth. En tant que rite sacramentel rarement employé, c’était nécessaire et sans danger, pour aider les Gardiennes à réaffirmer leur commune humanité, les liens étroits des anciens cercles des Tours, les liens les plus étroits qu’on connût, plus étroits que la parenté, plus étroits que l’amour.
Mais cela pouvait facilement se transformer en évasion, en dépendance. Si l’usage du kireseth était vulgarisé, les hommes accepteraient-ils les périodes d’impuissance qui suivaient un travail éprouvant ? Les femmes accepteraient-elles la discipline leur permettant de garder leurs canaux dégagés ? L’abus du kireseth présentait des dangers. C’était évident d’après les milliers d’histoires de Vents Fantômes racontées dans les Hellers. Et la tentation d’en abuser devait être irrésistible.
Le kireseth était donc d’abord devenu tabou, réservé à des usages rares et sacrementels. Puis le tabou s’était élargi jusqu’à l’interdit total. Regrettant ce qu’il se rappellerait toujours comme une expérience phare de sa vie, Damon sut que même sous forme de rituel du Nouvel An, ce serait encore trop tentant. Le kireseth leur avait permis de franchir la dernière barrière s’opposant encore à leur union totale, mais à l’avenir, ils devaient s’en remettre à la discipline et au renoncement.
Renoncement ? Jamais, tant qu’ils étaient ensemble.
Et pourtant, comme si le temps n’était qu’un éternel présent, ces moments magiques seraient toujours aussi réels pour eux qu’ils l’étaient en cet instant.
Tristement, tendrement, ressentant leur présence autour de lui et regrettant la nécessité de la séparation, il soupira, et les réveilla l’un après l’autre.
— L’aube approche, dit-il. Ils respecteront à la lettre les termes du défi, et ne nous accorderont pas une seconde de grâce. Il est donc temps de nous préparer à les recevoir. De nous préparer au combat.
23
Debout près de la fenêtre dans la grisaille précédant l’aube, Damon était mal à l’aise. Son exultation perdurait, mais mêlée maintenant d’une rongeante incertitude.
Ne s’était-il pas trompé, cette nuit ? De par toutes les lois d’Arilinn, elle aurait dû les affaiblir, les rendre impuissants à livrer bataille. Avait-il commis une faute tragique, irrévocable entre toutes ? Les aimant tous, les avait-il condamnés à la mort, ou à pire ?
Non. Il avait risqué leurs vies sur la justesse de ses principes. Si les antiques lois d’Arilinn étaient valables, alors, ils méritaient la mort, et il l’accepterait, sinon avec joie, du moins sans avoir l’impression de subir une injustice. Ils travaillaient selon une nouvelle tradition, moins cruelle et invalidante que celle qu’il avait rejetée, et il devait faire triompher sa croyance.
En prévision du froid du surmonde, il s’était enveloppé d’une chaude robe de chambre. Callista avait fait de même et avait jeté un châle sur les épaules d’Ellemir. Andrew, enfilant sa cape d’équitation en fourrure, demanda :
— Que va-t-il se passer, exactement, Damon ?
— Exactement ? Impossible de le savoir, dit Damon. C’est l’antique test du Gardien : nous allons construire notre Tour dans le surmonde, et ils tenteront de l’anéantir, et nous avec. S’ils ne peuvent la détruire, ils sont obligés de reconnaître qu’elle est légale et a le droit de subsister. S’ils la détruisent… eh bien, tu sais ce qui arrivera. C’est pourquoi nous ne pouvons pas leur permettre de la détruire.
Callista avait l’air pâle et effrayé. Il lui prit doucement le visage dans ses mains.
— Rien ne peut nous nuire dans le surmonde, sauf si tu penses que c’est possible.
Puis il comprit ce qui la troublait : toute sa vie, elle avait été conditionnée à croire que sa puissance dépendait de sa virginité rituelle.
— Prends ta matrice, lui ordonna-t-il doucement.
Elle obéit, hésitante.
— Concentre-toi. Tu vois ? dit-il, comme des lumières s’allumaient lentement dans la pierre. Et tu sais que tes canaux sont dégagés.
Ils l’étaient. Et ce n’était pas seulement grâce au kireseth. Libérés des énormes tensions et armures imposées par la formation de Gardienne, les canaux n’étaient plus figés. Elle pouvait commander leur sélectivité naturelle. Mais pourquoi son instinct ne lui avait-il pas appris cela ?