Ils ne peuvent pas nous nuire. Et je ne veux pas leur nuire non plus, simplement survivre avec mes amis… mais il savait qu’ils n’accepteraient pas. Tôt ou tard, les assauts incessants d’Arilinn les affaibliraient. Sa seule défense était l’attaque.
Avec la rapidité de la pensée, ils se retrouvèrent sur le plus haut rempart de leur Tour. Andrew la sentait solide comme un roc sous ses pieds. Comme toujours dans le surmonde, il portait l’uniforme gris argent de l’Empire Terrien, mais à l’instant même où il en prenait conscience, il sentit sa tenue se modifier. Non, je ne suis plus vraiment un Terrien, aujourd’hui. Il était maintenant en vieille culotte de peau et veste de fourrure, ses vêtements de travail au domaine. Cela correspondait à sa nature actuelle ; il était parfaitement intégré à Armida.
Du sommet de leur Tour, ils voyaient la masse menaçante d’Arilinn flamber comme un fanal. Pourquoi si proche, se demanda Damon ? Puis il réalisa qu’il s’agissait de la visualisation de Léonie et de son cercle : elle s’était plainte qu’il eût érigé sa Tour Interdite à leurs portes. Pour Damon, elle était très lointaine, à des mondes de distance. Mais maintenant, ils étaient très proches, si proches que Damon voyait Léonie, statue hiératique drapée de voiles écarlates, saisir la pensée-matière à pleines mains et la projeter sur eux en éclairs. Damon contre-attaqua en lançant ses foudres, qui les interceptèrent en plein ciel, et il les vit retomber, exploser sur le cercle debout au plus haut d’Arilinn qui se lézarda.
Ils nous perçoivent comme une menace ! Pourquoi ?
Un instant plus tard, le tonnerre reprenait, duel farouche d’éclairs lancés et interceptés, et il perçut une pensée involontaire – ce devait être Andrew – je me fais l’impression de Jupiter Tonnant. Damon se demanda vaguement qui pouvait bien être Jupiter.
Je peux anéantir la Tour d’Arilinn, parce que, pour une raison mystérieuse, ils ont peur de nous. Mais Léonie changea brusquement de tactique. Les éclairs s’éteignirent, et ils furent recouverts, inondés d’un flot de boue gluante qui les suffoquait, leur donnait envie de vomir. Comme du fumier, du sperme, du crottin, la bave des limaces envahissant les serres à la saison humide… ils sombraient dans l’ordure. Est-ce ainsi qu’ils perçoivent ce que nous avons fait ? Avec effort : Damon chassa cette idée désolante, essuya sur son visage la… non, c’était lui donner réalité. Unissant vivement ses mains et son esprit à ceux de son cercle, il épaissit la boue, qui retomba autour d’eux en terre riche et fertile, d’où jaillirent des myriades de plantes et de corolles multicolores. Triomphants, ils se dressaient maintenant au milieu d’un champ de fleurs, réaffirmant les droits de la vie et de la beauté sur la laideur et la mort.
J’ai combattu le Grand Chat de l’extérieur d’une Tour, et j’ai triomphé. Revivant l’acte qui lui avait redonné conscience de ses pouvoirs psi, intacts malgré les années passées hors de la Tour, il évoqua l’image du Grand Chat, de toute la force de leurs quatre esprits liés, et la projeta sur les hauteurs d’Arilinn. Pendant que le Grand Chat ravageait les Kilghard et plongeait notre peuple dans les ténèbres, la terreur et la famine, bien en sécurité derrière les remparts d’Arilinn, vous n’avez rien fait pour les secourir !
Les deux Tours étaient maintenant si proches qu’il voyait le visage de Léonie à travers son voile, rayonnant de courroux et de désespoir. Dans le surmonde, elle avait conservé sa beauté d’autrefois, pensa Damon avec détachement. Mais il ne l’aperçut qu’un instant, car un tourbillon de ténèbres les recouvrit, elle et son cercle. De l’endroit où s’était tenue Léonie, un dragon aux écailles et aux griffes d’or se dressa, crachant des flammes vers le ciel, qui retombèrent en pluie de feu sur la Tour Interdite. Damon sentit la chaleur meurtrière, sentit son corps se crisper et se flétrir, entendit Callista hurler, perçut la terreur d’Ellemir, et se demanda un instant si Léonie allait réussir à les chasser du surmonde et les forcer à réintégrer leurs corps physiques…
Mais en même temps que la brûlure des flammes, il perçut une légende dans l’esprit d’Andrew : brûlez-nous, et nous renaîtrons de nos cendres comme le Phénix… Jetant ses dernières forces dans le feu et les flammes qui menaçaient de les chasser du surmonde, Damon resserra le lien qui les unissait. Ensemble, ils déversèrent toute leur puissance psychique dans la matière mouvante du surmonde, façonnant un oiseau géant aux plumes flamboyantes qui brûlait dans l’union extatique où ils se consumaient. Dans l’esprit d’Andrew, Damon perçut qu’ils étaient tous les quatre nus, pelotonnés les uns contre les autres dans les chaudes ténèbres d’un œuf, tandis que les flammes les réduisaient en cendres. Dans leur extase, qui s’épanouissait et se dilatait sans fin, la coquille se brisa, et ils surgirent des cendres, déployèrent leurs ailes puissantes, et, triomphants, planèrent au-dessus d’Arilinn… Le bec du phénix lançait les éclairs et la foudre, secouant de son tonnerre les remparts d’Arilinn. Très loin au-dessous d’eux, Damon vit les petites silhouettes de Léonie et de son cercle, qui les regardaient avec terreur et désespoir.
Léonie ! Tu ne peux pas nous détruire ! Je demande une trêve.
Damon ne désirait pas non plus détruire Arilinn, qui avait été son foyer. Il y avait enduré des souffrances indicibles, comme Callista, pourtant c’est là qu’il avait acquis les connaissances et la discipline nécessaires au contrôle et à l’usage de ses forces. Ce qu’il était actuellement et ce qu’il deviendrait peut-être se fondaient sur ce qu’il avait appris à Arilinn. Dans le surmonde et dans le monde réel, Arilinn devait demeurer, centre d’entraînement télépathique, et symbole de ce qu’avait été et pouvait redevenir la formation des Tours, la force et la puissance des Domaines.
— Non, Damon, foudroie-nous, dit Léonie d’une voix tremblante et presque inaudible. Comme tu as détruit ce que nous avons toujours défendu.
— Non, Léonie…
Soudain, ils furent debout, face à face, dans la plaine grise du surmonde. Et il sut – sachant que Léonie partageait cette pensée – qu’il ne pourrait jamais lui nuire. Il l’aimait, il l’avait toujours aimée et l’aimerait toujours.
— Et moi aussi, je t’aime, dit tendrement Callista, debout près de Damon.
Elle tendit les mains à Léonie, puis, chose qu’elle n’avait jamais faite dans le monde réel, la prit dans ses bras, l’étreignit avec amour.
— Léonie, mère adoptive bien-aimée, ne comprends-tu donc pas ce que Damon a fait ?
— Il a détruit les Tours, dit Léonie, tremblante. Et toi, Callista, tu nous as tous trahis !
Se dégageant, elle s’écarta de Callista et la considéra avec horreur. Damon, maintenant mentalement lié à Léonie, sut qu’elle voyait la nouvelle personnalité de Callista, devenue femme, aimante, aimée et satisfaite – non plus Gardienne selon l’ancienne tradition, mais conservant tous les pouvoirs qu’elle tenait de ses dons et de sa formation.
— Callista, Callista, qu’as-tu fait ?
Damon répondit avec beaucoup de douceur, mais aussi avec une fermeté inébranlable :
— Nous avons redécouvert l’ancienne façon de travailler, au temps où les Gardiennes n’avaient pas besoin de sacrifier aux Tours leur vie et toutes les joies de l’existence.
Alors, j’ai vécu en vain, et tous mes sacrifices ont été inutiles. Puis, avec un désespoir insondable qui déchira Damon : Laissez-moi mourir maintenant.