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Il voyait à travers elle, avec la nouvelle vision du Gardien, et il vit avec horreur le traitement qu’elle s’était infligé à elle-même. Comment ne l’avait-il jamais deviné ? Elle l’avait renvoyé de la Tour pour lui éviter le risque de perdre son contrôle et de lui révéler son désir. Et pour écarter sa tentation à elle ? La loi interdisait de stériliser une dame Comyn, et elle avait évité de justesse de neutraliser Callista.

Mais elle-même ?

— Pas inutile, Léonie, dit-il avec une compassion pathétique. Toi et tes pareilles, vous avez maintenu la tradition, conservé l’antique science des matrices, pour qu’un jour cette redécouverte soit possible. Ton héroïsme permettra à nos enfants et à nos petits-enfants de se servir de l’antique science sans souffrance et sans tragédie. Je ne désire pas détruire les Tours, simplement alléger ton fardeau, afin qu’il soit possible de former les télépathes à l’extérieur des Tours, afin que vous ne soyez pas obligés de sacrifier vos vies, afin que le prix à payer ne soit pas si grand. Toi et tous ceux d’entre nous venus des Tours, nous avons maintenu vivante la flamme de la tradition, bien que tu l’aies nourrie de ta chair et de ton sang.

Il se tenait désarmé devant eux, sachant qu’ils pouvaient l’anéantir, mais sachant aussi, au plus profond de lui-même, qu’ils entendaient maintenant ce qu’il disait.

— Aujourd’hui, la flamme peut être ranimée, mais n’aura plus besoin de se nourrir de vos vies. Léonie, poursuivit-il en lui tendant les mains d’un air suppliant, si ce fardeau t’a brisée, toi, Dame d’Arilinn et descendante d’Hastur, c’est qu’il est trop lourd à porter pour quiconque, homme ou femme. Personne n’aurait pu le porter sans défaillance. Laisse-nous travailler, Léonie, laisse-nous continuer ce que nous avons entrepris, pour que vienne le jour où les hommes et les femmes des Tours travailleront dans la joie, et non dans le sacrifice infini d’une mort vivante !

Lentement, Léonie inclina la tête. Elle dit :

— Je te reconnais pour Gardien, Damon. Tu es hors d’atteinte de toute vengeance que nous pourrions exercer. Nous méritons le châtiment, quel qu’il soit, que tu choisiras de nous imposer.

Il dit, le cœur serré :

— Je ne pourrais jamais t’infliger de plus grand châtiment que celui que tu t’es imposé, Léonie ; tu continueras donc à porter le fardeau que tu as choisi jusqu’à ce qu’une autre génération soit assez forte pour te succéder. Fasse la Miséricorde d’Avarra que tu sois la dernière Gardienne d’Arilinn à vivre cette mort vivante, mais Gardienne d’Arilinn tu resteras jusqu’à ce que Janine puisse porter seule ta charge.

Et ta seule punition sera de savoir qu’il est trop tard pour toi. Déchiré par la douleur de Léonie, il savait qu’il avait toujours été trop tard pour elle. Il était déjà trop tard lorsqu’à quinze ans elle était entrée à la Tour de Dalereuth pour prêter le serment de Gardienne. Il la vit s’éloigner, de plus en plus pâle, comme une étoile que la lumière de l’aube estompe ; il vit la Tour d’Arilinn elle-même pâlir sur l’horizon fluide du surmonde, s’éloigner à l’infini, briller d’un éclat bleu affaibli, puis disparaître. Damon, Andrew, Ellemir et Callista étaient seuls dans la Tour Interdite, puis, dans un choc bref et brutal, le surmonde disparut à son tour, et ils se retrouvèrent dans leur suite du Château Comyn. Par la fenêtre, ils virent les sommets lointains inondés de lumière, mais le grand soleil rouge se levait à peine sur l’horizon.

Le lever du soleil. Leur destin à tous les quatre, et peut-être le destin de tous les télépathes de Ténébreuse, venait de se décider au cours d’une bataille astrale qui avait duré moins d’un quart d’heure.

ÉPILOGUE

— Tu es un sot, Damon, dit Lorenz, Seigneur de Serrais, d’un air parfaitement dégoûté. Tu l’as toujours été et tu le resteras toujours ! Tu aurais pu être régent d’Alton et commandant de la Garde assez longtemps pour briser l’emprise des Alton sur cette charge et la donner au Domaine de Serrais !

Damon répondit avec bonhomie :

— Je n’ai pas envie de commander la Garde, et ce n’est d’ailleurs plus nécessaire. Dom Esteban vivra sans doute assez longtemps pour amener Valdir à l’âge d’homme et peut-être au-delà.

Lorenz le considéra avec méfiance.

— Qu’as-tu donc fait ? On disait qu’il était à l’article de la mort.

— Très exagéré, dit Damon en haussant les épaules, sachant que telle serait désormais sa mission en cette vie, soigner et guérir par la matrice et le moniteur.

Le principe une fois admis, il n’avait pas été difficile de sonder le cœur malade, de dissoudre les caillots et de rendre toute sa force au muscle cardiaque. Esteban Lanart, Seigneur Alton, serait paralysé jusqu’à la fin de ses jours, mais il pouvait commander les Gardes de son fauteuil. En campagne, le jeune Danvan Hastur ou Kieran Ridenow pourraient commander à sa place. Damon n’était plus que de nom régent du Domaine, simple précaution, en cas de malchance où d’accident.

La prémonition n’était pas le don principal des Alton et des Ridenow, pourtant, en cet instant, Damon vit Valdir devenu adulte assumer la souveraineté du Domaine, et il sut qu’il serait l’un des Alton les plus novateurs.

— Tu n’as donc aucune ambition, Damon ? dit Lorenz avec dédain.

— Plus d’ambition que tu ne peux l’imaginer, répondit Damon, mais d’une nature différente de la tienne, Lorenz. Et maintenant, à mon grand regret, il faut nous séparer car une longue route nous attend. Nous retournons à Armida. L’enfant d’Ellemir sera le deuxième dans l’ordre de succession au Domaine, et il doit naître là-bas.

Lorenz s’inclina de mauvaise grâce. Il ignora Andrew, à cheval juste derrière Damon, mais salua Ellemir avec courtoisie, et Callista avec quelque chose approchant du respect. Damon se retourna et embrassa son frère Kieran.

— Tu passeras nous voir à Armida à l’automne, en retournant à Serrais ?

— Sans aucun doute, dit Kieran, et j’espère bien faire la connaissance du fils d’Ellemir. Qui sait, il commandera peut-être les Gardes, quelque jour !

Il recula, laissant passer devant lui les Gardes qui accompagnaient Damon et son groupe. Damon allait donner le signal du départ quand il vit une femme en grand manteau, capuchon rabattu sur le visage ainsi qu’il sied à une comynara en public, descendre l’escalier d’honneur du Château Comyn. Instinctivement, il sut qui elle était. Ou était-ce simplement que rien ne pouvait maintenant dissimuler Léonie d’Arilinn à sa vue ?

Il ne se mit donc pas en selle, mais fit signe à son écuyer de tenir sa monture, puis alla à sa rencontre et la rejoignit au bas des marches.

— Léonie, dit-il en s’inclinant.

— Je suis venue vous dire au revoir et donner ma bénédiction à Callista, dit-elle doucement.

Andrew s’inclina profondément sur son passage, quand elle se dirigea vers Callista, debout près de sa jument grise. Léonie releva la tête en passant devant lui, et il eut l’impression que ses yeux flamboyaient de ressentiment, mais elle le salua cérémonieusement en disant :

— Tous mes vœux vous accompagnent.

Puis elle tendit les bras, et Callista lui effleura le bout des doigts, comme font entre eux les télépathes.

— Je te bénis, mon enfant, dit Léonie avec douceur. Tu sais que je suis profondément sincère, et que je te souhaite tout le bonheur possible.

— Je sais, murmura Callista.

Tout ressentiment avait disparu entre elles. Ce qu’avait fait Léonie avait été difficile à supporter, sans doute, mais avait finalement permis cette percée extraordinaire, la réalisation totale de sa nature. Elle et Andrew seraient peut-être parvenus à s’unir sans dommage et à vivre heureux ensuite, mais elle aurait renoncé à jamais à son laran, comme c’était la tradition pour les Gardiennes. Elle savait maintenant qu’elle se serait amputée de la moitié de sa personnalité. Elle porta les doigts de Léonie à ses lèvres et y déposa un baiser plein de respect et d’amour.