Il était trop tard pour Léonie, Callista le savait, mais maintenant, elle ne jalousait plus leur bonheur.
Léonie bénit Ellemir, qui baissa la tête, acceptant la bénédiction sans la rendre, puis Léonie se retourna vers Damon. De nouveau, il s’inclina, sans lever les yeux sur elle. Tout était consommé ; ils n’avaient plus rien à se dire. Il savait qu’ils ne se reverraient plus jamais. Des distances immenses, infranchissables, s’étendaient entre la Tour d’Arilinn et la Tour Interdite, et c’était bien ainsi. Du travail de Damon naîtrait une science des matrices totalement nouvelle, qui ferait disparaître le terrible fardeau des Tours. Elle fit de nouveau le geste de la bénédiction puis se détourna.
Damon se mit en selle en silence et ils franchirent les grilles. Andrew chevauchait avec Callista en tête du cortège, puis venaient les serviteurs, la suite et les porte-étendards. Damon, Ellemir à son côté, fermait la marche. Il avait l’impression que son cœur se brisait de bonheur, d’un bonheur qu’il n’avait jamais cru possible. Mais ce bonheur était construit sur la vie sacrifiée de Léonie et de tant d’autres comme elle, qui avaient gardé la tradition en vie. Il pria : Ô Callista l’Ancienne Mère des Domaines, faites que nous n’oublions jamais leur sacrifice, et que nous ne le considérions jamais à la légère…
Accablé de douleur, il baissa la tête, puis réalisant qu’Ellemir le regardait avec inquiétude, se dit qu’il ne devait pas s’affliger ainsi.
Jusqu’à la fin de sa vie, il continuerait à se souvenir et à regretter, mais ce devait être une douleur intime, presque un luxe secret. Maintenant, il devait se tourner résolument vers l’avenir.
Il y avait beaucoup de travail à faire. Travail peut-être trop trivial pour les Tours, mais néanmoins très important : comme ce qu’il avait fait pour remettre en état le cœur de Dom Esteban, ou pour sauver les mains et les pieds gelés des paysans. Encore plus important, il devrait sélectionner les individus capables de travailler avec la matrice. Callista, comme promis, avait déjà enseigné à Ferrika à monitorer, qui était bonne élève, et apprendrait bien davantage avec le temps. Et il y en aurait beaucoup d’autres comme elle dans les années à venir.
Ellemir déplaça son poids sur sa selle, et Damon dit avec inquiétude :
— Il ne faut pas te fatiguer, mon amour. Est-ce bien prudent de voyager à cheval ?
Ellemir rit gaiement.
— Ferrika brûle de me faire monter en litière, mais pour le moment, je préfère chevaucher au soleil.
Ensemble, ils remontèrent la colonne, dépassant les serviteurs, les animaux de bât, et rejoignirent enfin Andrew et Callista qui chevauchaient côte à côte.
En passant le col, Andrew jeta un dernier regard sur l’astroport Terrien. Il ne le reverrait peut-être jamais, mais les Terriens y resteraient sans aucun doute tant qu’il vivrait. Peut-être que Valdir aurait une attitude différente envers les Terriens, parce qu’il aurait bien connu Andrew, non en tant qu’étranger d’outre-planète, mais en tant qu’homme semblable à lui, et mari de sa sœur.
Mais tout cela, c’était l’avenir. Il détourna les yeux de l’astroport et continua, sans regarder en arrière. Maintenant, son univers était ailleurs.
Ils descendirent de l’autre côté du col, et l’astroport disparut. Mais Callista entendit le tonnerre d’un grand vaisseau au décollage et trembla un peu. Cela lui fit un peu trop penser aux changements survenus sur Ténébreuse, à tous les changements qui surviendraient encore, qu’elle en eût ou non connaissance. Mais elle se dit que si elle avait pu supporter tous les bouleversements de l’année passée, elle pourrait sûrement affronter ceux qui leur feraient suite. Elle aussi avait un avenir bien rempli : partager le travail de Damon, et élever l’enfant qu’elle attendait.
Elle aussi viendra non désirée dans un monde qu’elle ne désire pas, comme moi…
Mais ses enfants devraient affronter le monde futur. Elle ne pouvait que les y préparer, et faire tout son possible pour que ce monde soit pour eux plus facile à vivre. Elle avait déjà commencé. Elle prit la main d’Andrew, heureuse de la tenir dans la sienne sans éprouver le besoin de la retirer. Comme Damon et Ellemir les rejoignaient, elle leur sourit. Quels que fussent les changements à venir, ils les affronteraient ensemble.
