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— Des hommes m’ont désirée, dit Callista avec calme, malgré le tabou. Ça arrive. La plupart du temps, cela n’éveillait rien en moi, à part l’impression… l’impression que des insectes répugnants rampaient sur mon corps. Mais certaines fois, j’ai presque regretté de ne pas pouvoir les désirer en retour.

Soudain, sa voix se brisa, et Ellemir y perçut quelque chose qui ressemblait à la terreur.

— Oh, Ellemir, Elli, si je recule devant ton contact – devant le contact de ma sœur jumelle – que vais-je faire avec Andrew ? Oh, miséricordieuse Avarra, jusqu’où faudra-t-il que je le fasse souffrir ?

— Breda, Andrew t’aime ; il comprendra…

— Comprendre ne suffira peut-être pas ! Oh, Elli, même s’il s’agissait d’un homme comme Damon, qui connaît la vie dans les Tours, qui sait ce qu’est une Gardienne, j’aurais encore peur ! Et Andrew ne sait pas, ne comprend pas, et il n’existe pas de mots pour lui expliquer ! Pourtant, lui aussi a abandonné le seul monde qu’il ait jamais connu, et qu’est-ce que je peux lui donner en retour ?

— Mais tu as été relevée du serment de Gardienne, dit Ellemir avec douceur.

Une si longue habitude ne pouvait pas se rompre en un jour, elle le savait, mais Callista une fois libérée de ses peurs, tout irait bien ! Elle étreignit Callista, disant avec tendresse :

— Il n’y a rien à craindre de l’amour, breda, même s’il te semble étrange, ou même effrayant.

— Je savais bien que tu ne comprenais pas, soupira Callista. Il y avait d’autres femmes à la Tour, des femmes qui ne vivaient pas selon les lois des Gardiennes, qui étaient libres de partager cet amour que nous éprouvions tous. Il y avait tant… tant d’amour parmi nous, et je savais comme ils étaient heureux d’aimer, ou même simplement de satisfaire un désir, lorsqu’il n’y avait pas amour, mais seulement besoin et compassion.

De nouveau, elle soupira.

— Je ne suis pas ignorante, Ellemir, dit-elle avec une dignité curieuse, poignante. Inexpérimentée, oui, à cause de ce que je suis, mais pas ignorante. J’ai appris à… à ne pas avoir conscience de ces choses. C’était plus facile ainsi, mais je savais, oh oui, je savais. Comme je savais, par exemple, que tu avais eu d’autres amants avant Damon.

— Je n’en ai jamais fait un secret, dit Ellemir en riant. Si je ne t’en ai pas parlé, c’est parce que je connaissais les lois auxquelles tu étais soumise – du moins autant qu’un étranger à la Tour peut les connaître – et que cela me semblait dresser une barrière entre nous.

— Mais tu dois sûrement avoir su que je t’enviais cela, dit Callista.

Ellemir s’assit brusquement sur le lit, regardant sa jumelle avec stupéfaction. Elles se voyaient à peine, à la faible lueur d’un mince croissant de lune vert. Ellemir dit enfin, hésitante :

— Tu m’enviais… moi ? Je pensais… je pensais que sûrement… une Gardienne me mépriserait, ou trouverait honteux que… qu’une comynara n’agisse pas autrement qu’une paysanne ou qu’une femelle en chaleur.

— Te mépriser ? Jamais, dit Callista. Si nous n’en parlons pas beaucoup, c’est par peur de ne pas pouvoir supporter nos différences. Même les autres femmes des Tours, qui ne partagent pas notre isolement, nous considèrent comme étrangères, presque inhumaines… L’isolement, la fierté, deviennent nos seules défenses, comme pour cacher une blessure, cacher notre… notre imperfection.

Callista parlait d’une voix brisée, mais Ellemir trouva que le visage de sa sœur, à la pâle lueur de la lune, était d’une impassibilité inhumaine, comme taillé dans la pierre. Il lui sembla que Callista était incroyablement distante, et qu’elles se parlaient par-dessus un abîme.

Toute sa vie, on lui avait enseigné qu’une Gardienne était un être distant, très au-dessus d’elle, qu’il fallait révérer et presque adorer. Même sa propre sœur, sa jumelle, était inaccessible comme une déesse. Et maintenant, elle avait le sentiment vertigineux d’un renversement de situation, qui ébranlait ses certitudes ; aujourd’hui, c’était Callista qui l’admirait, qui l’enviait, Callista qui semblait plus jeune qu’elle, et beaucoup plus vulnérable, non plus enveloppée de la majesté distante d’Arilinn, mais simple femme comme elle, frêle, incertaine… Elle dit en un souffle :

— Je regrette de n’avoir pas su cela plus tôt, Callie.

— Je regrette de ne pas l’avoir su moi-même, dit Callista avec un sourire navré. On ne nous encourage guère à penser à ces choses, ou à quoi que ce soit à part notre travail. Je commence seulement à découvrir que je suis une femme et je… je ne sais pas comment commencer.

Ellemir trouva cette confession d’une tristesse insondable. Au bout d’un moment, Callista dit doucement dans la pénombre :

— Ellemir, je t’ai dit tout ce que je peux dire de ma vie. Parle-moi de la tienne. Je ne veux pas être indiscrète, mais je sais que tu as eu des amants. Parle-moi d’eux.

Ellemir hésita, mais elle sentit qu’il y avait autre chose dans ce désir qu’une simple curiosité sexuelle. Cette curiosité existait aussi certes, et, considéré la façon dont Callista avait été obligée d’étouffer ses instincts pendant ses années de Gardienne, c’était bon signe et augurait bien du mariage à venir. Mais il y avait autre chose, le désir de partager quelque chose de la vie d’Ellemir pendant leurs années de séparation. Réagissant impulsivement à ce besoin, Ellemir dit :

— C’était l’année du mariage de Dorian. Tu connais Mikhail ?

— Je l’ai vu à la noce.

Leur sœur aînée, Dorian, avait épousé un cousin nedesto du Seigneur Ardais.

— Il m’a semblé bon et bien élevé, mais je n’ai échangé que quelques mots avec lui. J’avais vu Dorian si rarement depuis mon enfance.

— Ce fut cette année-là, dit Ellemir. Dorian m’avait suppliée de venir passer l’hiver avec elle ; elle se sentait seule, elle était enceinte, et ne s’était pas encore fait beaucoup d’amies parmi les femmes des montagnes. Papa m’a autorisée à y aller. Plus tard, au printemps, quand Dorian est devenue si grosse que ce n’était plus un plaisir de partager sa couche, Mikhail et moi étions devenus si grands amis que j’ai pris sa place.

Elle rit à ce souvenir.

— Tu n’avais pas plus de quinze ans ! dit Callista, stupéfaite.

— C’est assez vieux pour se marier, répondit Ellemir en riant. Dorian n’était pas plus âgée. Et j’aurais été mariée moi aussi si Papa n’avait pas voulu que je reste avec lui pour tenir sa maison !

De nouveau, Callista éprouva un cruel sentiment d’envie, un sens désespéré de son aliénation. Comme tout avait été simple pour Ellemir, et comme elle avait raison ! Comme tout était différent pour elle !

— Qui étaient les autres ?

Ellemir sourit dans l’ombre.

— Il n’y en a pas eu beaucoup. J’ai réalisé alors que j’aimais faire l’amour avec les hommes, mais je ne voulais pas devenir un objet de commérages et de scandale comme Sybil-Mhari – on dit qu’elle prend ses amants parmi les Gardes, et même parmi les palefreniers – et je ne voulais pas porter un enfant que je ne serais pas autorisée à élever, quoique Dorian m’eût promis que si j’avais un enfant de Mikhail, elle l’adopterait. Et je ne voulais pas non plus être mariée à la sauvette à quelqu’un qui ne me plairait pas, comme je savais que Papa le ferait s’il y avait scandale. Il n’y a donc pas plus de deux ou trois hommes qui pourraient dire qu’ils ont eu plus que mes doigts à baiser la nuit du solstice d’été. Même Damon. Il a attendu patiemment…, termina-t-elle avec un gloussement excité.

Callista caressa les doux cheveux de sa sœur.