— Eh bien, l’attente est presque terminée, ma chérie.
Ellemir se pelotonna contre sa jumelle, dont elle sentait les peurs, l’ambivalence, mais en se méprenant toujours sur leur nature.
C’est une vierge jurée, pensait Ellemir, elle a vécu toute sa vie à l’écart des hommes, il n’est donc pas surprenant qu’elle ait peur. Mais une fois qu’elle aura compris qu’elle est libre, grâce à la bonté et à la patience d’Andrew, elle connaîtra enfin le bonheur… un bonheur comme le mien… et celui de Damon.
Elles étaient mentalement en rapport, et Callista suivait les pensées de sa sœur, mais elle ne voulut pas la troubler en lui disant que c’était loin d’être aussi simple.
— Il faut dormir, breda. Nous nous marions demain. Et le soir, ajouta-t-elle, malicieuse, Damon ne te laissera peut-être pas dormir beaucoup.
Ellemir ferma les yeux en riant. Allongée près d’Ellemir, la tête de sa jumelle sur son épaule, Callista regardait dans le noir. Au bout d’un moment, leur rapport mental se rompit, et Callista sut que sa sœur s’était endormie. Elle se leva en silence et, s’approchant de la fenêtre, regarda le paysage baigné de clair de lune. Elle resta là, immobile, frissonnant de froid, jusqu’à ce que les lunes se couchent et qu’une petite pluie glaciale commence à brouiller la vue. Grâce à la discipline si longtemps pratiquée, elle ne pleura pas.
Je peux accepter et endurer cela, comme j’ai enduré tant de choses. Mais Andrew ? Pourrai-je supporter ce que je vais lui faire, ce que je ferai peut-être à son amour ? Elle resta immobile pendant des heures, transie, crispée, mais insensible, l’esprit perdu dans un de ces espaces situés au-delà de la pensée où on lui avait enseigné à chercher refuge contre les idées torturantes, abandonnant derrière elle le corps glacé qu’elle avait appris à mépriser.
À l’aube, la pluie fit place à la grêle, qui cogna contre les vitres. Ellemir remua, chercha sa sœur à tâtons dans le lit, puis s’assit, consternée à la vue de Callista, immobile près de la fenêtre. Elle se leva et la rejoignit en l’appelant par son nom, mais Callista n’entendit pas, ne bougea pas.
Inquiète, Ellemir haussa le ton. Callista, percevant moins la voix que la peur d’Ellemir, revint lentement dans la pièce.
— Tout va bien, Elli, dit-elle gentiment, regardant le visage inquiet tourné vers elle.
— Comme tu as froid, ma chérie, comme tu es raide. Reviens te coucher, je vais te réchauffer.
Callista se laissa ramener dans le lit ; Ellemir la couvrit chaudement et la prit dans ses bras. Au bout d’un moment, Callista dit en un souffle :
— J’ai eu tort, Elli.
— Tort ? En quoi ?
— J’aurais dû partager le lit d’Andrew dès qu’il m’a ramenée des grottes. Après tant de jours passés dans le noir, après tant de peur, mes défenses étaient affaiblies.
Avec un regret poignant, elle se rappela comme il l’avait portée dans ses bras pour sortir de Corresanti, comme elle avait reposé contre lui, sans crainte. Comment, pendant un moment, cela lui avait paru possible.
— Mais il régnait tant de confusion dans la maison, avec Papa infirme depuis peu et des blessés partout. Quand même, ça aurait été plus facile alors.
Ellemir comprit son idée et pensa qu’elle avait raison. Pourtant, Callista n’était pas femme à encourir le mécontentement de son père, à rompre ainsi son serment de Gardienne. Et le Seigneur Alton aurait su qu’elle y avait manqué, aussi sûrement que si Callista l’avait crié sur les toits.
— Mais tu étais malade, ma chérie. Andrew a compris, c’est certain.
Mais Callista s’interrogea : la longue maladie qui avait suivi sa libération était-elle une réaction à cet échec ? Ils avaient peut-être laissé passer la chance, qui ne se représenterait plus, de s’unir alors qu’ils étaient tous deux enflammés par la passion, sans accorder aucune pensée aux doutes et aux craintes. Même Léonie trouvait vraisemblable que ce fût arrivé.
Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Et maintenant, il est trop tard…
Ellemir bâilla, avec un sourire ravi.
— C’est le jour de nos noces, Callista !
Callista ferma les yeux. Le jour de mes noces. Et je ne peux pas partager son bonheur. J’aime autant qu’elle aime, et pourtant je ne suis pas heureuse…
Soudain, elle eut follement envie de déchirer son visage de ses ongles, de se battre, de punir cette beauté qui n’était qu’une promesse vide, ce corps qui était celui d’une femme belle et désirable – et qui n’était qu’une coquille vide. Mais Ellemir la regardait, l’air troublé, et elle se força à sourire.
— Le jour de nos noces, dit-elle gaîment en embrasant sa jumelle. Es-tu contente, ma chérie ?
Et pendant quelques instants, emportée par la joie d’Ellemir, elle parvint à oublier ses craintes.
5
Ce matin-là, Damon vint aider Dom Esteban à s’installer dans le fauteuil roulant fait spécialement pour lui.
— Ainsi, tu pourras assister au mariage assis, et non pas couché dans ton lit à roulettes comme un invalide !
— C’est étrange de me trouver de nouveau en position verticale, dit Esteban, serrant les mains sur les accoudoirs. J’ai le vertige comme si j’étais déjà saoul.
— Tu es resté couché trop longtemps, dit Damon. Tu seras bientôt habitué.
— Mieux vaut être assis comme ça, que soutenu dans mon lit par des oreillers comme une femme en couches ! Et au moins, mes jambes sont toujours là, même si je ne les sens plus !
— Tes jambes sont toujours là, dit Damon. Et avec quelqu’un pour rouler ton fauteuil, tu te déplaceras assez bien dans tout le rez-de-chaussée.
— Quel soulagement, dit Esteban. J’en ai assez de contempler le plafond ! Au printemps, je vais convoquer des artisans, et leur faire refaire certaines pièces du rez-de-chaussée pour moi. Vous deux, ajouta-t-il incluant Andrew dans la conversation, vous pourrez prendre les grands appartements du haut pour vous-mêmes et vos femmes.
— C’est très généreux, mon père, dit Damon.
Esteban secoua la tête.
— Pas du tout. Aucune pièce du haut ne me sera plus jamais de la moindre utilité. Je suggère que vous choisissiez maintenant ; laissez mon ancien appartement pour Domenic quand il se mariera ; sinon, vous avez le choix. Ainsi, les femmes pourront emménager tout de suite après la noce.
Il ajouta en riant :
— Pendant ce temps, Dezi me promènera ici et je me réhabituerai à la vue de ma maison. Est-ce que je t’ai remercié de ce fauteuil, Damon ?
Damon et Andrew allèrent trouver Léonie au premier.
— Je voulais te poser une question en particulier, Léonie, dit celui-là. Je m’y connais assez pour savoir que Dom Esteban ne remarchera jamais, mais à part ça, comment va-t-il ?
— En particulier ? dit la Gardienne en riant. Il a le laran, Damon ; il sait tout, bien qu’il ait peut-être sagement refusé de comprendre ce que ça signifie pour lui. La blessure est cicatrisée depuis longtemps, naturellement, et les reins ne sont pas touchés, mais le cerveau ne communique plus avec les jambes et les pieds. Il garde en partie le contrôle de ses fonctions corporelles, mais avec le temps, et à mesure que la partie inférieure de son corps dépérira, il le perdra progressivement. Le plus grand danger, ce sont les escarres. Il faut que ses serviteurs le retournent à intervalles réguliers de quelques heures, car, étant donné qu’il ne sent pas la douleur, il ne s’apercevra pas si un pli de ses vêtements ou de ses draps finit par le blesser. La plupart des paralysés meurent de l’infection de ces blessures. On peut retarder ce processus en conservant la souplesse des membres par des massages, mais tôt ou tard, les muscles s’atrophieront et mourront.