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— Tu es là, mon cousin ? Il paraît que tu as quitté la Tour. Je te comprends. J’y ai passé quarante jours il y a quelques années, quand on testait mon laran, et je suis parti sans demander mon reste ! Tu en as eu assez, toi aussi, ou ils t’ont mis à la porte ?

Dezi hésita, détourna les yeux, et Callista intervint.

— Tu es bien ignorant de notre étiquette, Domenic. C’est une question qu’on ne doit jamais poser. C’est un secret entre un télépathe et sa Gardienne, et si Dezi choisit de se taire, il est d’une grossièreté inexcusable d’insister.

— Oh, je suis désolé, s’excusa Domenic de bonne grâce, et seul Damon s’aperçut du soulagement de Dezi. Mais comme j’en avais plus qu’assez de la Tour, je me demandais s’il était comme moi. Il y en a qui aiment ça. Regardez Callista, elle y a passé près de dix ans – enfin, ce n’était pas pour moi.

Damon, considérant les deux jeunes gens, pensa avec douleur à Coryn, si semblable à Domenic au même âge ! Il eut l’impression de retrouver son adolescence à demi oubliée, quand lui, le plus maladroit des garçons, avait été accepté dans les cadets à cause de son amitié jurée avec Coryn, qui, comme Domenic, était le plus aimé, le plus énergique et le plus exubérant de tous.

C’était avant que son échec, son amour sans espoir et son humiliation l’aient blessé si profondément…, mais, se dit-il, c’était aussi avant qu’il connût Ellemir. Il soupira et lui prit la main. Domenic, sentant les yeux de Damon posés sur lui, leva la tête et sourit, et Damon sentit le poids de sa solitude s’envoler. Il avait Ellemir ; il avait Andrew et Domenic pour frères. Son isolement était terminé à jamais.

Domenic prit amicalement le bras de Dezi.

— Dis donc, mon cousin, quand tu seras fatigué de t’occuper de mon père, viens avec moi à Thendara. Je te ferai entrer dans le corps des cadets – je peux le faire, n’est-ce pas, Papa ? demanda-t-il.

Dom Esteban hocha la tête avec bienveillance, et il reprit :

— Ils ont toujours besoin de garçons de bonne famille, et chacun peut voir que tu as du sang des Alton dans les veines.

— C’est ce qu’on m’a dit, répondit doucement Dezi. Sinon je ne serais jamais passé à travers le Voile d’Arilinn.

— Dans les cadets, ça n’a pas d’importance. La moitié d’entre nous sont des bâtards de nobles, dit Domenic en riant à gorge déployée, et le reste, des pauvres diables qui suent sang et eau pour prouver qu’ils sont dignes de leurs parents ! Mais j’ai survécu trois ans, et tu feras de même. Donc, viens à Thendara et je te trouverai quelque chose. Nu est le dos sans frère, dit-on, et puisque Valdir étudie avec les moines de Nevarsin, je serai content de t’avoir près de moi.

Dezi rougit un peu et dit à voix basse :

— Merci, mon cousin, mais je resterai ici tant que ton père aura besoin de moi. Après, ce sera avec plaisir.

Il se tourna vivement vers Dom Esteban, l’air attentionné.

— Qu’as-tu, mon oncle ?

Car l’infirme avait pâli et s’était renversé dans son fauteuil.

— Rien, dit Dom Esteban se ressaisissant. Un instant de faiblesse. Peut-être, comme ils disent dans les montagnes, une saleté pissée du ciel pour ma tombe. Ou peut-être simplement parce que c’est la première fois que je m’assieds après être resté si longtemps couché.

— Permets-moi de te recoucher en attendant la noce, mon oncle, dit Dezi.

— Je vais t’aider, dit Domenic.

Ils s’affairèrent autour de lui, et Damon remarqua qu’Ellemir les regardait, l’air curieusement consterné.

— Qu’y a-t-il, preciosa ?

— Rien. Une prémonition. Je ne sais pas, dit Ellemir, tremblante. Mais pendant qu’il parlait, je l’ai vu couché comme mort à cette table…

Damon savait que, chez les Alton, le laran s’accompagnait parfois d’éclairs de prémonition. Il avait toujours soupçonné qu’Ellemir possédait le don plus qu’on ne lui avait permis de le croire. Mais il fit taire son inquiétude et dit tendrement :

— Eh bien, ce n’est plus un jeune homme, ma chérie, et nous allons vivre ici. Il est donc raisonnable de penser que nous le conduirons un jour à sa dernière demeure. Mais n’y pense plus, ma bien-aimée. Maintenant, je suppose que je devrais aller payer mes respects à mon frère Lorenz, qui honore mon mariage de sa présence. Crois-tu que j’arriverais à les empêcher de se battre, lui et Domenic ?

À mesure que l’heure du mariage approchait, Andrew trouvait tout de plus en plus irréel. Un mariage libre était une simple déclaration devant témoins, et se faisait à la fin du festin donné en l’honneur des invités et des voisins des domaines proches. Andrew n’avait ici ni parent ni ami, et jusque-là, cela ne lui avait pas manqué, mais maintenant, il enviait à Damon la présence du rébarbatif Lorenz, qui serait à son côté quand il prendrait Ellemir pour épouse, selon la loi et la coutume. Quel était donc le proverbe cité par Damon ? « Nu est le dos sans frère. » Eh bien, il était vraiment nu, son dos.

Autour de la longue table du Grand Hall d’Armida, couverte des nappes les plus fines et de la vaisselle de fête, étaient réunis tous les fermiers, les petits propriétaires et les nobles habitant à une journée de cheval. Damon était pâle et tendu, plus élégant que d’habitude dans un costume de cuir souple richement brodé, aux couleurs de son Domaine. Aux yeux d’Andrew, l’orange et le vert semblèrent criards. Damon tendit la main à Ellemir, qui contourna la table pour le rejoindre. Dans sa longue robe verte, les cheveux retenus dans un filet d’argent, elle avait l’air pâle et sérieux. Derrière elle venaient deux jeunes filles – compagnes de jeu de son enfance. L’une était une jeune noble d’une propriété voisine, l’autre une paysanne du domaine.

Damon dit d’une voix ferme :

— Mes parents et amis, nous vous avons conviés pour être témoins de notre serment. Témoignez donc que, moi, Damon Ridenow de Serrais, né libre et engagé envers aucune femme, prends pour épouse Ellemir Lanart-Alton, avec le consentement de son père. Et je proclame que ses enfants seront déclarés les héritiers légitimes de mon sang, et se partageront mon héritage, petit ou grand.

Ellemir lui prit la main et dit, d’une voix qui parut enfantine dans l’immense salle :

— Soyez témoins que moi, Ellemir Lanart, je prends pour époux Damon Ridenow, avec le consentement de son père.

Cette déclaration fut suivie d’un tonnerre d’applaudissements et de rires, de congratulations et d’embrassades pour les jeunes mariés. Andrew serra la main de Damon dans les siennes, mais Damon l’entoura de ses bras pour l’accolade coutumière entre parents. Puis, Ellemir se pressa légèrement contre lui et posa ses lèvres sur les siennes. Un instant étourdi, il eut l’impression d’avoir reçu le baiser que Callista ne lui avait jamais donné, et il ne sut plus où il était. Il ne savait même plus laquelle l’avait embrassé. Puis Ellemir lui dit en riant :

— Il est trop tôt pour être ivre, Andrew !

Le jeune couple circula parmi les invités, acceptant baisers, accolades et vœux de bonheur. Andrew savait que c’était bientôt son tour de faire sa déclaration, mais il serait seul.

Domenic, se penchant vers lui, murmura :

— Si tu veux, je me tiendrai près de toi en qualité de parent, Andrew. D’ailleurs, nous le serons dans quelques instants.

Andrew, touché de ce geste, hésitait pourtant à l’accepter.

— Tu ne sais rien de moi, Domenic…

— Callista t’a choisi, et cela témoigne assez en ta faveur. Je connais bien ma sœur, après tout.