— Je te félicite d’avoir déclaré ton intention de légitimer tes fils, dit Dezi. Mais est-ce vrai ? À ton âge, ne viens pas me dire que tu n’as aucun fils, Damon !
Damon répondit avec un sourire accommodant, car un mariage n’est pas le lieu de s’offenser d’une question indiscrète :
— Je ne suis ni moine ni ombredin, Dezi. Je suppose donc qu’il n’est pas impossible que j’aie engendré des fils, mais si c’est le cas, leurs mères ont négligé de m’en informer. Pourtant, j’aurais accueilli un fils avec joie, bâtard ou non.
Brusquement, son esprit entra en contact avec celui de Dezi ; déjà saoul, le jeune homme avait oublié de se fermer, et dans le flot d’amertume qu’il perçut, Damon comprit pour la première fois la raison de la rancœur de Dezi.
Il se croyait le fils, jamais reconnu, de Dom Esteban.
Mais Esteban aurait-il été capable de faire cela à un de ses fils, légitime ou non ? se demanda Damon. Après tout, Dezi avait le laran.
Plus tard, il s’en ouvrit à Domenic qui dit :
— Je ne le crois pas. Mon père est un homme juste. Il a reconnu les fils nedesto qu’il a eus de Larissa d’Asturien et il les a établis. Il a été aussi bon envers Dezi qu’envers tous nos parents, mais si Dezi était son fils, il l’aurait déclaré.
— Il l’a envoyé à Arilinn, objecta Damon, et tu sais que seuls peuvent y aller les individus de pur sang Comyn. Ce n’est pas pareil pour les autres Tours, mais Arilinn…
Domenic hésita.
— Je ne veux pas discuter des agissements de mon père derrière son dos, dit-il enfin d’une voix ferme. Viens, allons le lui demander.
— Crois-tu que ce soit le moment ?
— Un mariage, c’est parfait pour régler une question de légitimité, dit fermement Domenic.
Damon le suivit, pensant que c’était bien de sa part de vouloir trancher une telle question dès qu’elle était soulevée.
Dom Esteban, assis à l’écart, parlait avec un jeune couple timide qui s’esquiva pour aller danser en voyant son fils approcher.
— Papa, Dezi est-il notre frère, oui ou non ? demanda-t-il tout de go.
Esteban Lanart baissa les yeux sur la peau de loup couvrant ses jambes et dit :
— C’est bien possible, mon fils.
— Alors, pourquoi ne l’as-tu pas reconnu ? demanda Domenic d’un ton farouche.
— Domenic, tu ne comprends pas ces choses, mon garçon. Sa mère…
— C’était une putain ? demanda Domenic, dégoûté et consterné.
— Pour qui me prends-tu ? Bien sûr que non. C’était une de mes parentes. Mais elle…
Curieusement, le vieux seigneur rougit d’embarras. Il dit enfin :
— Enfin, la pauvre femme est morte et ne peut plus en rougir. C’était à la fête du Solstice d’Hiver et nous étions tous saouls. Cette nuit-là, elle s’est donnée à moi, mais aussi, à quatre ou cinq autres de mes cousins, aussi, quand elle s’est trouvée enceinte, aucun n’a voulu reconnaître l’enfant. J’ai fait pour lui ce que j’ai pu, et il est évident à son physique qu’il est de sang Comyn, mais il pourrait être mon fils, ou celui de Gabriel, ou de Gwynn…
Domenic était cramoisi, mais il insista :
— Quand même, un fils Comyn aurait dû être reconnu.
Esteban avait l’air gêné.
— Gwynn avait toujours dit qu’il le ferait, mais il est mort avant. J’ai hésité à raconter cette histoire à Dezi, pensant qu’elle serait plus humiliante pour lui que la simple bâtardise. Je ne crois pas qu’il ait été lésé, dit-il, sur la défensive. Je l’ai fait venir ici, et je l’ai envoyé à Arilinn. Il n’a pas été reconnu, cependant, il a joui de tous les privilèges d’un fils nedesto.
Damon retournait tout cela dans sa tête en repartant danser. Pas étonnant que Dezi soit susceptible, troublé ; il sentait sa naissance entachée d’une honte que la bâtardise ne suffisait pas à expliquer. Ce genre de promiscuité était scandaleux pour une fille de bonne famille. Il savait qu’Ellemir avait eu des amants, mais elle les avait choisis avec discrétion, et un, au moins, était le mari de sa sœur, ce qui était une coutume ancestrale. Il n’y avait pas eu scandale. Et elle n’avait pas pris le risque de porter un enfant qu’aucun homme ne voudrait reconnaître.
Quand Damon et Domenic l’eurent quitté, Andrew, morose, alla se chercher un autre verre. Etant donné ce qui l’attendait ce soir, autant être aussi ivre que possible, se disait-il, lugubre. Entre les plaisanteries traditionnelles que Damon trouvait si amusantes, et le fait qu’il ne pourrait pas consommer son mariage, quelle nuit de noces !
À la réflexion, il valait mieux observer la prudence : être assez saoul pour émousser son embarras, et assez sobre pour respecter le serment fait à Callista de ne jamais exercer de pression sur elle. Il la désirait – il n’avait jamais autant désiré une femme – mais il voulait qu’elle se donne volontairement, en partageant son désir. Il savait parfaitement qu’il n’aurait pas le moindre plaisir s’il devait la contraindre ; et dans son état présent, seule la contrainte viendrait à bout de ses résistances.
« Si tu n’es pas ivre, tu risques de malmener ta femme dans ton impatience. » Maudit Domenic avec ses plaisanteries ! Heureusement, à part Damon, personne n’était au courant de son problème.
S’ils avaient su, ils auraient sans doute trouvé ça drôle ! Une plaisanterie de plus pour la nuit de noces !
Brusquement, il sentit de l’effroi, de la détresse… Callista ! Callista en difficulté quelque part ! Se laissant guider par sa sensibilité télépathique, il partit à sa recherche.
Il la trouva à un bout du hall, clouée contre le mur par Dezi qui l’enserrait de ses bras, de sorte qu’elle ne pouvait pas s’échapper. Il se penchait comme pour l’embrasser. Elle tournait la tête d’un côté, puis de l’autre, essayant d’éviter ses lèvres, l’implorant :
— Non, Dezi, je ne veux pas me défendre contre un parent…
— Nous ne sommes plus dans la Tour, Domna. Allons, un vrai baiser…
Andrew le saisit par une épaule et l’écarta brutalement, le soulevant du sol.
— Laisse-la tranquille, nom d’un chien !
Dezi prit l’air boudeur.
— C’était juste une blague entre parents.
— Une blague que Callista ne semblait pas apprécier, dit Andrew. File, ou…
— Ou quoi ? ricana Dezi. Tu vas me provoquer en duel ?
Andrew considéra le frêle jeune homme, rouge, furieux, manifestement saoul. Immédiatement, sa colère fondit. La coutume terrienne interdisant les boissons alcoolisées aux mineurs, ce n’était pas si mal après tout, se dit-il.
— Pas question, dit-il en riant devant la fureur du jeune homme. Je te donnerais plutôt la fessée comme à un méchant petit garçon. Maintenant, file, dessaoule-toi et cesse d’embêter les adultes.
Dezi le foudroya du regard, mais partit, et Andrew réalisa que, pour la première fois depuis la déclaration de mariage, il était seul avec Callista.
— Qu’est-ce que c’est que ces manières, nom d’un chien ?
Elle était aussi rouge que ses voiles, mais essaya de tourner la chose à la plaisanterie.
— Bah, d’après lui, maintenant que je ne suis plus Gardienne, je suis libre de lâcher la bride à la passion irrésistible qu’il est certain d’inspirer à toutes les femelles.
— J’aurais dû le réduire en bouillie !
Elle secoua la tête.
— Oh non. Je crois qu’il est seulement un peu saoul ; il a bu au-delà de sa capacité. Et c’est un parent après tout. Peut-être même le fils de mon père.
Andrew s’en était déjà douté en voyant Dezi et Domenic côte à côte.