Pourtant, l’alternative était la mort ou l’infirmité pour ces hommes, des souffrances indicibles, à tout le moins la faim et la famine dans les villages.
Il dit, conscient que sa voix tremblait :
— Il y a si longtemps. J’ignore si je sais encore. Mon oncle… ?
Dom Esteban secoua la tête.
— Je n’ai jamais eu ces talents, Damon. Le peu de temps que j’ai passé à la Tour, j’ai travaillé dans les relais et les communications. Je croyais que ces techniques de guérison étaient perdues depuis les Ages du Chaos.
Damon secoua la tête.
— Non, on en enseignait encore quelques-unes à Arilinn quand j’y étais. Mais je ne peux pas faire grand-chose tout seul.
— Dame Callista, elle était leronis… dit Raimon.
C’était vrai. Essayant de contrôler sa voix, il dit :
— Je vais voir ce que je peux faire. Pour le moment, il faut essayer de rétablir partiellement la circulation par les voies naturelles, Ferrika, dit-il à la jeune femme qui rentrait, chargée de bouteilles et de pots d’herbes et d’onguents. Je confie ces hommes à tes soins. Est-ce que Dame Callista est en haut avec ma femme ?
— Elle est au laboratoire, vai dom ; elle m’a aidée à trouver ces produits.
Le laboratoire était une pièce longue et étroite, aux murs couverts d’étagères, ouvrant dans un sombre couloir près de la cuisine. Callista, un foulard bleu passé noué sur les cheveux, triait des bouquets d’herbes séchées. D’autres étaient suspendus à des claies ou enfermés dans des bocaux. Les odeurs puissantes qu’elles dégageaient prirent Damon aux narines. Callista se tourna vers lui en disant :
— Ferrika m’apprend que beaucoup d’hommes ont eu les pieds gelés. Dois-je venir aider à les entourer de bouillottes ?
— Tu peux faire mieux, dit Damon, portant machinalement la main à sa matrice. Je vais être obligé de pratiquer la régénération des cellules sur les plus atteints. Sinon, nous devrons amputer des douzaines de doigts et d’orteils ou pire, Ferrika et moi. Mais je ne peux pas le faire seul ; il faudra que tu monitores pour moi.
— Bien sûr, dit-elle, portant automatiquement les mains à la matrice suspendue à son cou.
Elle replaçait déjà les pots sur leurs étagères, quand elle s’interrompit, et se retourna, le regard paniqué.
— Damon, c’est impossible !
Elle s’était figée sur le seuil, tendue, une partie d’elle-même prête à l’action, l’autre paralysée par la situation.
— Je suis relevée de mon serment ! Je suis interdite !
Il la regarda, consterné. Si Ellemir, qui n’avait jamais vécu dans une Tour et en savait à peine plus qu’une roturière, avait énoncé cette vieille superstition, il aurait compris ; mais Callista, qui avait été Gardienne ?
— Breda, dit-il avec douceur, lui effleurant légèrement la manche selon la coutume d’Arilinn, je ne te demande pas un travail de Gardienne. Je sais que tu n’entreras jamais plus dans les grands relais et les anneaux énergon – cette tâche est réservée à ceux qui vivent à part, protégeant leurs pouvoirs par la réclusion. Je te demande simplement de monitorer, tâche dont peut s’acquitter n’importe quelle femme qui ne vit pas selon les lois des Gardiennes. Je pourrais le demander à Ellemir, mais elle est enceinte et ce ne serait pas prudent. Tu sais certainement que tu n’as pas perdu cette faculté ; tu ne la perdras jamais.
Elle secoua la tête avec entêtement.
— Je ne peux pas, Damon. Tu sais que tout travail de ce genre risque de renforcer les vieilles habitudes, les vieux conditionnements que je dois perdre.
Elle le regardait, immobile, belle, fière et furieuse, et Damon maudit intérieurement les vieux tabous qu’on lui avait enseignés. Comment pouvait-elle croire ces sottises ?
— Réalises-tu ce qui est en jeu, Callista ? dit-il avec colère. Réalises-tu les souffrances auxquelles tu condamnes ces hommes ?
— Je ne suis pas la seule télépathe d’Armida ! lui lança-t-elle. J’ai donné des années de ma vie à ce travail ; maintenant, c’est terminé. J’aurais cru que toi, au moins, tu le comprendrais !
— Comprendre ! dit Damon, avec rage et frustration. Je comprends que tu es égoïste ! Vas-tu passer le reste de ta vie à compter les trous dans les serviettes et à préparer des épices pour la cuisine ? Toi, qui étais Callista d’Arilinn ?
— Tais-toi ! s’écria-t-elle, le visage creusé de douleur, reculant comme s’il l’avait frappée. Pourquoi me tourmentes-tu, Damon ? Mon choix est fait, et je ne peux plus revenir en arrière, même si je le voulais. Pour le meilleur ou pour le pire, j’ai fait mon choix. Crois-tu…
Sa voix se brisa, et elle détourna son visage pour cacher ses larmes.
— Crois-tu que je ne me sois pas demandé, et souvent, Callista, ce que tu as fait ?
Avec un gémissement de désespoir, elle enfouit son visage dans ses mains. Elle ne pouvait plus parler, plus même relever la tête, le corps secoué de sanglots convulsifs, déchirée d’un terrible chagrin. Damon sentit ce désespoir qui menaçait de la terrasser, et qu’elle ne tenait en respect qu’au prix d’un effort désespéré :
Toi et Ellemir vous êtes heureux, elle porte déjà ton enfant. Andrew et moi, Andrew et moi… je n’ai même pas encore été capable de l’embrasser, il ne m’a jamais tenue dans ses bras, je n’ai jamais connu son amour…
Damon se retourna et sortit brusquement, poursuivi par le bruit de ses sanglots. La distance entre eux n’y changeait rien ; le chagrin de Callista était là, avec lui, en lui. Déchiré, torturé par la souffrance de Callista, il luttait pour relever ses barrières mentales, pour se couper de son angoisse. Damon était un Ridenow, en empathie avec Callista, et ses émotions l’atteignaient si profondément qu’un instant, aveuglé par la force de sa douleur, il tituba dans le couloir, ne sachant plus où il était, où il allait.
Bienheureuse Cassilda, pensa-t-il, je savais que Callista était malheureuse, mais je ne savais pas à quel point… Les tabous entourant une Gardienne sont puissants, et elle entend depuis son enfance les histoires sur les châtiments encourus par une Gardienne qui rompt son serment… Je ne peux pas, je ne peux pas lui demander quoi que ce soit qui prolongerait ses souffrances ne serait-ce que d’un seul jour…
Au bout d’un certain temps, il réussit à couper le contact, à rentrer un peu en lui-même – ou bien Callista était-elle parvenue à se dominer ? –, espérant contre tout espoir que son angoisse n’avait pas atteint Ellemir. Puis il se mit à réfléchir à ses alternatives. Andrew ? Le Terrien n’était pas entraîné, mais il possédait un ton télépathique puissant. Et Dezi – même si on l’avait renvoyé d’Arilinn au bout d’une ou deux saisons, il devait connaître les techniques de base.
Ellemir était descendue, et, dans le hall inférieur, elle aidait Dezi à laver et panser les pieds des hommes les moins atteints. Les blessés gémissaient et criaient de douleur quand la circulation se rétablissait dans leurs membres gelés, mais, tout en sachant qu’ils souffraient beaucoup, Damon savait aussi que leur état n’était pas très grave.
L’un d’eux le regarda, le visage crispé de douleur, et supplia :
— On ne pourrait pas nous donner un verre d’alcool, Seigneur Damon ? Ça ne nous ferait sans doute pas de bien aux pieds, mais ça émousserait la douleur !