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— Désolé, dit Damon avec regret. Vous pouvez manger de la soupe à volonté, mais pas de vin ou d’alcools forts ; c’est très mauvais pour la circulation. Dans un moment, Ferrika vous donnera quelque chose pour soulager la douleur et vous faire dormir.

Mais il en faudrait bien davantage pour soulager les autres, qui avaient les pieds gelés.

— Il faut que je retourne près de vos camarades, reprit-il. Les plus touchés. Dezi…

Le jeune rouquin leva les yeux et Damon poursuivit :

— Quand tu en auras fini avec ces hommes, viens me rejoindre, veux-tu ?

Dezi hocha la tête, puis, penché sur un blessé, se remit à lui enduire les pieds d’une pommade à l’odeur puissante, avant de les bander. Damon remarqua qu’il était très habile de ses mains et qu’il travaillait avec rapidité et dextérité. Puis il s’arrêta près d’Ellemir qui enroulait des bandages autour des doigts gelés d’un blessé, et dit :

— Attention de ne pas trop te fatiguer, ma chérie.

Elle eut un sourire joyeux.

— Oh, je n’ai mes malaises que le matin. Plus tard dans la journée, je me sens très bien ! Damon, pourras-tu faire quelque chose pour ces malheureux ? Darrill, Piedro et Raimon étaient nos compagnons de jeux dans notre enfance, et Raimon est le frère de lait de Domenic.

— Je ne le savais pas, dit Damon, profondément ému. Je ferai ce que je pourrai pour eux, mon amour.

Il rejoignit Ferrika auprès des grands blessés, et l’aida à administrer bains de pieds et cataplasmes, à exécuter les pansements, à distribuer les analgésiques qui supprimeraient ou atténueraient leurs douleurs. Mais ce n’était qu’un début, il le savait. Sans autre aide que celle de Ferrika et de ses simples, ils mourraient ou resteraient infirmes. Dans le meilleur des cas, ils perdraient des doigts et des orteils, et garderaient le lit des mois durant.

Callista avait recouvré son sang-froid, et aidait Ferrika à mettre des bouillottes aux blessés. Rétablir la circulation était le meilleur moyen de sauver leurs pieds, et s’ils retrouvaient une partie de la sensibilité de leurs membres, ce serait déjà une victoire. Damon la considéra avec tristesse, sans avoir le courage de la blâmer. Lui-même trouvait difficile de surmonter son inquiétude à l’idée de se remettre au travail des matrices.

Léonie lui avait dit qu’il était trop sensible, trop vulnérable, que s’il continuait, il pouvait y perdre la santé et la raison.

Mais elle lui avait dit aussi que s’il avait été une femme il aurait fait une excellente Gardienne.

Il se dit avec fermeté qu’il ne l’avait pas crue alors et qu’il ne la croyait toujours pas. N’importe quel bon technicien des matrices pouvait faire le travail d’une Gardienne, se rappela-t-il. Mais il frissonna de crainte à l’idée d’exécuter ce travail en dehors des confins protecteurs d’une Tour.

Mais c’est ici qu’on avait besoin de ces techniques, et c’est ici qu’il fallait les mettre en œuvre. Peut-être avait-on davantage besoin de techniciens des matrices à l’extérieur des Tours qu’à l’intérieur… Damon réalisa où l’emportait sa rêverie et frémit à cette pensée sacrilège. Les Tours – Arilinn, Hali, Neskaya, Dalereuth et toutes les autres, disséminées sur les Domaines – avaient permis d’utiliser les matrices en toute sécurité après les terribles abus des Ages du Chaos. Sous la ferme supervision des Gardiennes – liées par serment, recluses, vierges, dépourvues de passions, tenues à l’écart des stress politiques et personnels des Comyn – tout travailleur des matrices était formé avec soin, et sa loyauté mise à l’épreuve, toutes les matrices étaient monitorées et à l’abri des abus.

Et quand une matrice était utilisée illégalement à l’extérieur d’une Tour et sans son accord, alors survenait ce qu’on avait connu quand le Grand Chat avait répandu dans les Montagnes de Kilghard l’obscurité, la folie, la destruction et la mort…

Il porta la main à sa matrice. Lui aussi, il s’en était servi à l’extérieur d’une Tour, pour détruire le Grand Chat et délivrer les montagnes de la terreur qu’il y faisait régner. Cela, ce n’était pas un abus. Et les guérisons qu’il voulait faire, ce ne seraient pas des abus ; c’étaient des usages légitimes, autorisés. Il était travailleur entraîné des matrices, et pourtant, il se sentait hésitant, mal à l’aise.

Enfin, tous les blessés furent pommadés, pansés et mis au lit dans les halls. Ferrika avait donné une potion analgésique aux plus touchés, et resta près d’eux avec ses femmes. Damon savait que certains guériraient grâce aux baumes et au repos, mais que ce serait bien insuffisant pour d’autres.

À midi, le calme régnait dans Armida. Ferrika veillait ses blessés ; Ellemir vint jouer aux cartes avec son père, et, à la demande de Dom Esteban, Callista apporta sa harpe et se mit à l’accorder. Comme il l’observait avec attention, Damon se rendit compte que, malgré son calme apparent, elle avait encore les yeux rouges, et que sa main était moins ferme que d’habitude quand elle plaqua ses premiers accords.

Quel son retentit sur la lande ? Écoute, écoute ! Quel son retentit dans la nuit ? Rien que le vent ébranlant l’huis. Dors, mon enfant. Était-ce le pas d’un cheval ? Écoute, écoute ! Et d’un cavalier au galop ? Sur le toit battent les rameaux. Dors mon enfant. Était-ce un homme à la fenêtre ? Écoute, écoute ! Un étrange visage noir…

Damon se leva en silence et fit signe à Dezi de le suivre. Ils se retirèrent dans le couloir.

— Dezi, je sais parfaitement qu’on ne demande jamais à quelqu’un pourquoi il a quitté la Tour, dit-il, mais pourrais-tu quand même me dire, sous le sceau du secret, pourquoi tu as quitté Arilinn ?

— Non, je ne te le dirai pas. Pourquoi le ferais-je ? répondit Dezi, boudeur.

— Parce que j’ai besoin de ton aide. Tu as vu l’état de certains de ces hommes, tu sais qu’ils ne guériront pas simplement avec des bains de pieds et des herbes, que quatre d’entre eux, au moins, ne remarcheront jamais, et que Raimon, au moins, mourra. Tu sais donc ce que je vais avoir à faire.

Dezi hocha la tête et Damon reprit :

— Tu sais qu’il me faudra quelqu’un pour me monitorer. Et si tu as été renvoyé pour incompétence, tu sais que je ne pourrai pas risquer de me servir de toi.

Dezi garda longtemps le silence, les yeux baissés sur les dalles, et, venant du Grand Hall, ils entendirent le chant de Callista :

Père gît sur le sol, pourquoi ? Écoute, écoute ! Frappé d’une lance ennemie…

— Ce n’était pas pour incompétence, dit enfin Dezi. Je ne sais pas exactement pourquoi ils ont décidé de me renvoyer.

Il avait l’air sincère, et Damon, assez télépathe pour savoir quand on lui mentait, conclut qu’il disait sans doute la vérité.

— Je crois qu’ils ne m’aimaient pas, sinon, je ne vois pas. Ou peut-être… dit-il, le regard coléreux, savaient-ils que je n’étais même pas un nedesto reconnu, pas assez bon pour leur précieuse Arilinn, où le sang et le lignage passent avant tout.

Damon pensa que, non, les Tours ne fonctionnaient pas comme ça. Mais était-ce bien sûr ? Arilinn, sans être la plus ancienne des Tours, était cependant la plus fière, se réclamant de plus de neuf cents générations de pur sang Comyn, et affirmant que sa première Gardienne était une fille d’Hastur lui-même. Damon ne le croyait pas, car trop peu de documents historiques avaient survécu aux Âges du Chaos.