— Allons, Dezi, puisque tu as pu franchir le Voile, ils savaient que tu étais Comyn, ou au moins de sang Comyn, et je ne pense pas qu’ils y attachent tant d’importance.
Mais il savait que rien de ce qu’il pourrait dire ne mettrait du baume sur la vanité blessée du jeune homme. Et la vanité était un défaut dangereux pour un technicien des matrices.
Les cercles de Tours dépendaient beaucoup du caractère de la Gardienne. Léonie était fière. Elle l’était déjà à l’époque où Damon était à Arilinn, avec toute l’arrogance d’une Hastur, et sa fierté n’avait pas diminué depuis. Peut-être lui déplaisait-il, personnellement, que Dezi n’eût pas d’arbre généalogique. Ou bien, celui-ci avait raison, et on ne l’aimait pas… Quoi qu’il en fût, c’était ici sans importance. Damon n’avait pas le choix. Andrew était un puissant télépathe, mais absolument pas entraîné. Dezi, s’il avait duré six mois dans une Tour, devait avoir reçu une formation méticuleuse dans le fonctionnement élémentaire de l’art.
— Sais-tu monitorer ?
— Chiche, dit Dezi.
— Alors, chiche, dit Damon, en haussant les épaules.
Dans le Grand Hall, s’éleva la voix de Callista, lugubre :
— Par les enfers de Zandru ! explosa Dom Esteban, quel chant lugubre, Callista ! Larmes et deuil, mort et désespoir ! Nous ne sommes pas à un enterrement ! Chante quelque chose de plus gai, ma fille !
Il y eut un son dur et bref, comme si les mains de Callista avaient frappé une dissonance, et elle dit, d’une voix mal assurée :
— Je ne suis guère en humeur de chanter, Papa. Je te prie de m’excuser.
Damon sentit qu’on contactait son esprit. Contact rapide et expert, et si parfaitement protégé que, s’il n’avait pas surveillé Dezi, il n’aurait pas su qui le sondait. Il perçut ce sondage léger, mais profond, puis Dezi annonça :
— Tu as la racine d’une molaire tordue. Ça te fait souffrir ?
— Plus depuis mon enfance, dit Damon. Plus profond ?
Le visage de Dezi se figea, son regard se fit vitreux. Au bout d’un moment, il continua :
— Ta cheville – ta cheville gauche – a été cassée en deux endroits quand tu étais petit. Elle a dû mettre longtemps à guérir. Tu as une fêlure à la troisième – non, à la quatrième – côte à partir du sternum. Tu pensais que ce n’était qu’une ecchymose, et tu n’en as pas parlé à Ferrika en rentrant de la campagne contre les hommes-chats, la saison passée ; mais elle était cassée. Tu as une petite cicatrice – verticale, de dix centimètres de long au mollet. Faite par un instrument tranchant, mais je ne sais pas s’il s’agit d’un poignard ou d’une épée. La nuit dernière, tu as rêvé…
— Assez, dit Damon en riant. Tu sais monitorer.
Au nom d’Aldones, comment avaient-ils pu se résigner à renvoyer Dezi ? C’était un télépathe d’un talent surprenant. Avec trois ans de formation à Arilinn, il aurait égalé les plus grands des Domaines ! Dezi perçut cette pensée et sourit, et, de nouveau, Damon ressentit un léger malaise. Il ne manquait pas de compétence, il ne manquait pas d’assurance. Sa vanité, alors ?
Ou bien avait-il été renvoyé à cause d’un conflit de personnalités, quelqu’un de la Tour ne pouvant pas ou ne voulant pas travailler avec le jeune homme ? L’intimité qui régnait dans les cercles des Tours était un lien beaucoup plus étroit qu’entre des parents et même entre des amants, et la moindre dissonance émotionnelle pouvait devenir une torture. Damon savait que Dezi était parfois abrasif – il était jeune, susceptible, s’offensait facilement – alors, il était peut-être arrivé au mauvais moment, tout simplement, dans un groupe déjà si intime qu’ils avaient été incapables d’y intégrer un étranger, et n’ayant pas assez besoin d’un autre travailleur pour accepter les ajustements personnels nécessaires.
Dezi n’y était peut-être pour rien, pensa Damon. Si l’expérience envisagée était concluante, peut-être qu’une autre Tour accepterait Dezi. On avait un besoin pressant de télépathes, et Dezi était doué, trop doué pour qu’on se prive de ses capacités. Dezi eut un sourire satisfait, et Damon sut qu’il avait capté sa pensée. Aucune importance. Damon n’infligea qu’une légère punition à Dezi : il pensa que la vanité était un défaut dangereux chez un technicien des matrices, sachant que Dezi recevrait également cette pensée.
— Très bien, dit-il. Nous allons tenter l’expérience. Nous n’avons pas de temps à perdre. Crois-tu pouvoir travailler avec Andrew et moi ?
— Andrew ne m’aime pas, dit Dezi, boudeur.
— Tu es trop porté à croire qu’on ne t’aime pas, le morigéna doucement Damon.
Mais c’était sans doute dur pour Dezi de savoir que Damon faisait appel à lui uniquement parce que Callista avait refusé. Impossible pourtant de contraindre Callista ! Et la grossesse d’Ellemir était trop récente pour tenter avec elle ce genre de travail, la grossesse étant pratiquement la seule chose à pouvoir interférer avec les capacités d’une technicienne des matrices – sans compter le danger encouru par le fœtus. Durant ces deux derniers jours, lié télépathiquement avec Ellemir, il avait perçu les premières émanations, encore très faibles, du jeune cerveau, encore informe, mais déjà bien réel, suffisamment pour que leur enfant soit une entité séparée.
Il pensa qu’il devait bien y avoir des techniques pour protéger un fœtus, mais il n’en connaissait aucune et il n’allait pas faire d’expériences sur son propre enfant ! Ils travailleraient donc à trois : Andrew, Dezi, et lui.
Un peu plus tard, quand il aborda le sujet avec Andrew, celui-ci fronça les sourcils en disant :
— Ça ne me dit rien de travailler avec Dezi.
Pourtant, devant les remontrances de Damon, il convint qu’il était indigne d’un adulte d’en vouloir à un adolescent pour une plaisanterie de mauvais goût faite en état d’ivresse.
— Et Dezi n’a pas la maturité de son âge, dit Damon. S’il avait été nedesto reconnu, il aurait eu des responsabilités en rapport avec ses privilèges. Une année ou deux dans les Cadets l’auraient beaucoup mûri, ou un an de dure discipline monastique à Nevarsin. C’est notre faute, pas la sienne, s’il se comporte en enfant gâté.
Andrew ne protesta pas davantage, mais conserva son inquiétude. Que ce fût ou non sa faute, Dezi avait des défauts gênants pour travailler avec lui.
Mais Damon devait savoir ce qu’il faisait. Andrew regarda Damon faire ses préparatifs, se rappelant le jour où, pour la première fois, il avait appris à se servir d’une matrice. À l’époque, Callista faisait partie du cercle télépathique, bien qu’elle fût toujours prisonnière des grottes et qu’il ne l’eût encore jamais vue de ses yeux charnels. Et maintenant, elle n’était plus Gardienne et elle était sa femme…
Damon, sa matrice nichée dans ses deux mains, dit enfin, avec un sourire ironique :
— J’ai toujours peur de me livrer à ce travail en dehors d’une Tour. J’ai toujours l’impression que c’est dangereux. Crainte absurde, peut-être, mais bien réelle.
Dezi dit gentiment :
— Je suis content de savoir que tu as peur toi aussi, Damon. Que je ne suis pas le seul.
Damon répondit d’une voix mal assurée :
— Toute personne qui n’aurait pas peur d’utiliser ce genre de force n’est sans doute pas digne de s’en servir, je crois. Pour éviter les abus des Ages du Chaos, Régis Hastur IV a décrété qu’aucun cercle de matrices ne pourrait utiliser les grands écrans et relais à l’extérieur des Tours. Cette loi ne s’applique pas à ce que nous allons faire, mais j’ai quand même l’impression de… de violer un tabou.