— Même ainsi, si Callista était tombée profondément amoureuse d’un homme de son clan et de sa caste, je ne lui aurais pas imposé mes propres choix ; je l’aurais relevée de ses vœux de bonne grâce. Non… corrigea-t-elle, s’interrompant un instant. Non, pas de bonne grâce, sachant quels problèmes attendent une femme entraînée et conditionnée à être Gardienne d’un cercle de matrices ; pas de bonne grâce. Mais je l’aurais quand même relevée de ses vœux et donnée en mariage en faisant aussi bon visage que possible. Mais comment puis-je la donner à un étranger, à un homme d’un autre monde, pas même né de notre sol et de notre soleil ? Cette pensée me glace d’horreur, Damon ! J’en ai froid dans le dos !
Damon dit lentement :
— Moi aussi, j’ai réagi ainsi tout d’abord. Mais Andrew n’est pas un étranger. Mon esprit sait qu’il est né sur un autre monde, gravitant autour d’un autre soleil, lointaine étoile qui n’est pas même un point lumineux dans notre firmament. Pourtant ce n’est pas un non-humain, un monstre qui aurait revêtu notre apparence, c’est véritablement un homme comme nous, comme moi, Léonie. Je le sais. Son esprit est entré en contact avec le mien.
D’un geste machinal, Damon porta la main à la matrice de cristal, au bijou transmetteur télépathique suspendu à son cou, dans son sachet, puis ajouta :
— Il possède le laran.
Léonie le regarda, choquée, incrédule. Le laran était le pouvoir psi qui distinguait les Comyn des Domaines du reste du peuple, le don héréditaire que véhiculait le sang Comyn !
— Le laran ! s’exclama-t-elle, presque avec colère. Je ne peux pas le croire !
— Que tu y croies ou non, cela ne change rien, dit Damon. J’ai le laran depuis mon enfance, j’ai été formé à la Tour, et je te le dis, ce Terrien a le laran. Mon esprit a été lié avec le sien, et je peux te dire qu’il n’est en rien différent d’un homme de notre monde. Il n’y aucune raison d’éprouver de l’horreur ou de la répulsion pour le choix de Callista. C’est seulement un homme comme nous.
— Et c’est ton ami, dit Léonie.
Damon hocha la tête en disant :
— Mon ami – et pour libérer Callista, nous avons lié nos esprits – par l’intermédiaire de la matrice.
Inutile d’en dire plus. C’était là le lien le plus fort, plus fort que les liens du sang, plus fort que ceux de l’amour. C’était ce lien qui avait rapproché Ellemir et Damon, comme il avait rapproché Callista et Andrew.
Léonie soupira.
— Vraiment ? Alors, je suppose que je dois l’accepter, quelles que soient sa naissance et sa caste. Puisqu’il a le laran, il sera un mari satisfaisant, si tant est qu’aucun homme vivant puisse être un mari satisfaisant pour une femme destinée à être Gardienne !
— Quelquefois, j’oublie qu’il n’est pas des nôtres, dit Damon. Quelquefois aussi, je le trouve étrange, presque étranger, mais ces différences ne viennent que de la culture et de la coutume.
— Ces différences-là peuvent compter beaucoup, dit Léonie. Je me souviens de l’époque où Mellora Aillard fut enlevée par Jalak de Shainsa, et ce qu’elle a enduré avec lui. Aucun mariage entre les Domaines et les Villes Sèches n’a jamais duré sans tragédie[2]. Et un homme né dans un autre monde et sous un autre soleil doit être encore plus éloigné de nous qu’un Séchéen.
— Je n’en suis pas si sûr, dit Damon. Quoi qu’il en soit, Andrew est mon ami, et je soutiendrai sa cause.
Léonie courba les épaules.
— Tu n’accorderais pas ton amitié et tu ne lierais pas ton esprit par la matrice à un homme qui en serait indigne, dit-elle. Mais même s’il était des nôtres et comprenait pleinement l’emprise de la Tour sur le corps et l’esprit d’une Gardienne, ce mariage serait presque certainement voué à l’échec. L’aurais-tu risqué, toi ?
Damon se troubla. Impossible qu’elle ait posé cette question au sens où il la comprenait.
Ils ne vivaient plus aux temps d’avant les Ages du Chaos, où les Gardiennes étaient mutilées, désexuées, dépouillées de leur féminité. Bien sûr, elles étaient toujours formées, avec une discipline terrible, à vivre à l’écart des hommes, par des réflexes gravés au plus profond de leur corps et de leur esprit. Mais elles n’étaient plus modifiées. Et Léonie ne pouvait sûrement pas savoir… sinon, pensa Damon, il était le seul homme à qui elle n’aurait pas posé cette question. Elle ignorait probablement son secret, elle ne l’avait sans doute jamais connu. Il se raidit pour affronter la pureté de Léonie, se força à la regarder, et dit à voix basse :
— De grand cœur, Léonie, si j’avais aimé comme aime Andrew.
Malgré ses efforts pour parler d’une voix égale et impassible, quelque chose de son trouble se communiqua à la Gardienne. Leurs yeux se rencontrèrent, mais Léonie détourna vivement la tête.
Ellemir, pensa Damon avec désespoir, Ellemir, ma bien-aimée, mon désir, ma promesse. Puis il reprit d’une voix détendue :
— Essaye de considérer Andrew sans préjugés, Léonie, et je crois que tu verras en lui un homme à qui donner Callista en mariage de bonne grâce.
Léonie avait dominé son trouble.
— Et d’autant plus que tu m’en pries, Damon. Pourtant, j’hésite encore.
— Je le sais, dit Damon, considérant la route.
Ils étaient maintenant en vue des grandes portes d’Armida, château héréditaire du Domaine d’Alton. Le foyer, pensa-t-il, où Ellemir m’attend.
— Mais même si tu es dans le vrai, Léonie, je ne vois pas ce que nous pouvons faire pour arrêter Callista. Il ne s’agit pas d’une adolescente étourdie qui se serait temporairement entichée d’un homme ; c’est une adulte, entraînée à la Tour, habituée à agir selon sa volonté, et je crois qu’elle le fera quoi que nous entreprenions.
Léonie soupira et dit :
— Je ne la forcerai pas à revenir parmi nous contre sa volonté. Le fardeau de Gardienne est trop lourd pour être porté à contrecœur. Je l’ai porté toute ma vie ; je le sais.
Elle semblait lasse, écrasée par sa charge.
— Pourtant, il n’est pas facile de trouver des Gardiennes. Si je peux la sauver pour Arilinn, Damon, tu sais que je le dois.
Damon savait. L’ancien don psi des Sept Domaines, véhiculé dans les gênes des familles Comyn depuis des centaines et des milliers d’années, se perdait de plus en plus. Les télépathes étaient plus rares que jamais. Il n’allait plus de soi que les fils et les filles descendant des Domaines en ligne directe aient le pouvoir psi héréditaire. Et d’ailleurs, peu s’en souciaient. Le frère aîné de Damon, héritier de la famille Ridenow de Serrais, n’avait pas le laran. Damon lui-même était le seul de sa fratrie à posséder pleinement le don du laran, et on ne l’en honorait pas plus pour cela. Au contraire, ses frères se moquaient de son séjour à la Tour, comme s’il n’était pas un homme. Il était difficile de trouver des télépathes assez forts pour le travail de la Tour. Certaines Tours de jadis étaient fermées, et se dressaient, sombres dans la nuit, désertées par l’enseignement, l’entraînement, la manipulation des anciennes sciences psi de Ténébreuse. Des roturiers n’ayant qu’un minimum de sang Comyn avaient été admis dans des Tours de moindre importance, mais Arilinn maintenait la tradition, et n’acceptait que des sujets étroitement apparentés aux Domaines par le sang. On trouvait peu de femmes ayant la force, les dons psi, l’énergie – et le courage et la volonté de sacrifier pratiquement tout ce qui donnait le plaisir de vivre aux femmes des Domaines – pour endurer la terrible discipline des Gardiennes. Qui trouverait-on pour prendre la place de Callista ?