Dans leur chambre, Ellemir somnolait, enveloppée d’un châle blanc et vaporeux. Elle avait dénoué ses cheveux, qui, répandus sur l’oreiller, brillaient comme de la lumière. Comme Damon considérait sa femme, elle s’assit, battant des paupières, puis, passant sans transition du sommeil à l’éveil, elle lui tendit les bras, comme toujours :
— Oh, Damon, tu as l’air épuisé ! C’était donc si terrible ?
Il s’allongea près d’elle, posant sa tête sur sa poitrine.
— Non, mais je n’ai plus l’habitude de ce travail. Et pourtant, on en a besoin, tellement besoin ! Elli, dit-il, s’asseyant brusquement, tant de gens meurent sur Ténébreuse, dans de grandes souffrances, tant de gens meurent de blessures bénignes, alors qu’ils pourraient vivre. Ça ne devrait pas être. Nous n’avons pas la médecine des Terriens, mais il y a bien des choses qu’un homme ou une femme pourraient guérir avec la matrice. Et pourtant, comment amener des malades et des blessés à Arilinn, Neskaya, Dalereuth ou Hali, pour y être traités dans les Tours ? Les cercles des grandes Tours se moquent bien du pauvre paysan aux pieds gelés, ou du pauvre chasseur déchiqueté par les griffes d’un ours ou frappé à la tête par le sabot d’un oudrakhi !
— C’est que, dit Ellemir, perplexe, essayant de comprendre sa véhémence, dans les Tours, ils ont autre chose à faire. Des choses importantes. Les communications. Et… et l’extraction des minerais et tout ça. Ils n’auraient pas le temps de soigner les blessés.
— C’est vrai. Mais, Elli, sur Ténébreuse, il y a beaucoup d’hommes comme Dezi, beaucoup de femmes comme Callista ou comme toi. Des femmes et des hommes qui ne peuvent pas ou qui ne veulent pas passer leur vie dans une Tour, loin de la vie ordinaire de tous les humains. Mais ils pourraient soigner très facilement.
Il s’effondra sur le lit au côté d’Ellemir, plus épuisé qu’après toutes ses batailles dans les Gardes.
— On n’a pas besoin d’être Comyn pour ça, ou d’avoir des techniques très élaborées. Toute personne ayant un peu de laran pourrait être formée à soigner, à guérir. Et personne ne le fait !
— Mais Damon, dit-elle d’un ton raisonnable, j’ai toujours entendu dire – et Callista me l’a répété – qu’il est dangereux d’utiliser ces pouvoirs en dehors des Tours.
— Sottises ! s’exclama Damon. Comment peux-tu être si superstitieuse ? Tu as toi-même été en contact télépathique avec Callista. As-tu trouvé ça si dangereux ?
— Non, dit-elle avec embarras. Mais pendant les Ages du Chaos, on a fait des choses terribles avec les grands écrans de matrices, des armes terribles – formes-feux, créatures aériennes qui abattaient les fortifications et les châteaux, créatures venues d’autres dimensions qui parcouraient le pays. C’est pourquoi on a décrété à l’époque que le travail des matrices ne se ferait plus que dans les Tours, et sous stricte surveillance.
— Mais ce temps est passé, Ellemir, et la plupart des énormes matrices illégales ont été détruites pendant les Ages du Chaos ou à l’époque de Varzil-le-Bon. J’ai guéri effectivement les pieds gelés de quatre hommes, je leur ai rendu l’usage de leurs membres, mais crois-tu vraiment que j’irai lancer du feuglu pour incendier les forêts, ou que je ferais sortir des monstres des mondes souterrains pour flétrir les moissons ?
— Non, non, bien sûr que non, dit-elle, s’asseyant et le prenant dans ses bras. Allonge-toi, mon chéri, tu es si fatigué.
Elle l’aida à se déshabiller et il s’allongea près d’elle, mais il reprit, obstiné :
— Elli, nous utilisons mal les télépathes sur Ténébreuse. Ou bien ils doivent vivre dans les Tours, à peine humains – tu sais que mon renvoi d’Arilinn a failli me détruire – ou bien ils doivent renoncer à tout ce qu’ils ont appris. Comme Callista – Evanda la protège ! ajouta-t-il, encore vaguement en rapport avec Andrew, qui regardait Callista endormie, le visage baigné de larmes. Elle a dû renoncer à tout ce qu’elle avait appris, à tout ce qu’elle avait fait. Et elle a peur de faire autre chose. Il doit pourtant bien y avoir une solution. Elli, il doit y avoir une solution !
— Damon, Damon, implora-t-elle en le serrant dans ses bras. Il en a toujours été ainsi. Les gens des Tours ont plus de sagesse que nous. Ils doivent savoir ce qu’ils font quand ils ordonnent.
— Je n’en suis pas si sûr.
— En tout cas, nous ne pouvons rien y faire pour le moment, mon chéri. Il faut te reposer et te calmer, sinon, tu risques de la troubler, dit-elle, prenant la main de Damon et la posant sur son ventre.
Damon, comprenant qu’elle voulait faire diversion et l’approuvant à fond, sourit, perçut les émanations informes – qui n’étaient pas encore des pensées – du fœtus.
— Tu as dit : « la troubler » ?
Ellemir eut un rire ravi.
— Je ne sais pas exactement comment je le sais, mais je suis certaine que c’est une fille. Une petite Callista, peut-être ?
Damon pensa : j’espère qu’elle aura une vie plus heureuse. Je ne voudrais pas que la main d’Arilinn s’appesantisse sur ma fille… Puis il frissonna soudain, à un éclair de prémonition : il vit une svelte rousse, enveloppée des voiles écarlates des Gardiennes d’Arilinn… Elle les déchirait des pieds à la tête, les rejetait… Il battit des paupières. La vision avait disparu. Prémonition ? Ou n’était-ce qu’une hallucination, née de sa propre inquiétude ? Serrant sa femme et son enfant dans ses bras, il essaya de n’y plus penser.
7
Les blessés se rétablissaient lentement, mais avec tant d’invalides, Andrew avait plus de travail que jamais et même Damon mettait la main à la pâte de temps à autre. Le temps s’était radouci, mais Dom Esteban leur dit que ce n’était qu’une accalmie avant que les grandes tempêtes d’hiver ne s’abattent sur les Hellers, enfouissant tout le pays sous la neige pendant des mois.
Damon avait proposé d’aller à Serrais avec Andrew, et d’en ramener des hommes pour travailler à Armida tout l’hiver, et aider aux labours et semailles de printemps. Le voyage devait durer dix jours. Ce matin-là, ils faisaient leurs plans dans le Grand Hall d’Armida. Ellemir n’avait plus de malaises matinaux, et, comme d’habitude, supervisait le travail des femmes dans les cuisines. Callista, qui était assise près de son père, se leva soudain, l’air inquiet en disant :
— Oh… Elli, Elli… oh, non… !
Mais avant même qu’elle ait fini de se lever, la chaise de Damon s’écrasa par terre et il courut vers les cuisines. À ce moment, des cris consternés éclatèrent dans les autres pièces.
— Qu’est-ce qu’elles ont, toutes ces femmes ? grommela Dom Esteban.
Mais personne ne l’écoutait. Callista avait couru à la cuisine. Au bout d’un moment, Damon rentra et fit signe à Andrew.
— Ellemir s’est évanouie. Je ne veux pas qu’un étranger la touche en ce moment. Peux-tu la transporter ?
Ellemir était recroquevillée par terre, entourée de femmes. Damon leur fit signe de s’écarter, et Andrew souleva Ellemir dans ses bras. Elle était d’une pâleur effrayante, mais Andrew, ne connaissant rien aux problèmes de la grossesse, se dit qu’un évanouissement ne devait pas être si terrible.
— Porte-la dans sa chambre, Andrew. Moi, je vais chercher Ferrika.
Le temps qu’Andrew pose Ellemir sur son lit, Damon était déjà avec la sage-femme. Prenant dans les siennes les mains de son épouse, il se mit en rapport télépathique avec elle, recherchant le contact informe et faible de l’enfant à naître. Mais, ressentant dans son corps les spasmes agitant celui d’Ellemir, il sut, angoissé, ce qui se passait.