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Il la garda dans ses bras, osant à peine bouger. Il la sentait crispée et légère comme un oiseau sauvage qui se serait posé sur lui, prêt à reprendre son vol au moindre mot, au moindre geste imprudent. Au bout d’un moment, ses sanglots se calmèrent, et elle leva vers lui le même visage calme et résigné que toujours. Elle s’écarta de lui, si doucement qu’il n’eut pas l’impression d’être délaissé.

— Regarde, tout le liquide est passé ; il faut que je termine ce médicament pour ma sœur.

Elle posa ses doigts sur ses lèvres, comme elle faisait souvent. Il les baisa, réalisant que, curieusement, cette querelle les avait rapprochés.

Jusqu’à quand ? Au nom des Dieux, jusqu’à quand pourrons-nous vivre comme ça ? Et alors même que cette pensée lui torturait l’esprit, il réalisa qu’il ne savait pas si elle venait de Callista ou de lui.

Trois jours plus tard, Andrew et Damon partirent, comme prévu, pour Serrais. Ellemir était hors de danger, et Damon ne pouvait plus rien pour elle. Maintenant, seul le temps pourrait l’aider, Damon le savait.

Andrew aurait eu honte de l’avouer, mais il se sentait étrangement soulagé de partir. Jusque-là, il n’avait pas réalisé comme la tension permanente régnant entre lui et Callista, comme cette aura de douleur muette qui l’entourait, l’avait déprimé à Armida.

Les vastes plaines, les montagnes s’élevant dans le lointain ressemblaient à l’Arizona de son enfance. Pourtant, il n’avait qu’à ouvrir les yeux pour voir le grand soleil rouge, brillant comme un œil injecté de sang à travers le brouillard matinal, pour savoir qu’il n’était pas sur Terra, qu’il n’était nulle part sur la terre. On était au milieu de la matinée, mais deux petites lunes fantômes s’attardaient sur les sommets, violet pâle et vert citron, l’une presque pleine, l’autre réduite à un mince croissant. L’odeur même de l’air était étrange, et pourtant c’est ici qu’était son foyer maintenant, à jamais. Son foyer où Callista l’attendait. Mentalement, il revit son visage, pâle et souriant en haut des marches où elle lui faisait un signe d’adieu. Le souvenir de ce sourire l’émut : avec tout le chagrin que leur mariage lui avait apporté, elle conservait la force de sourire, de lui donner le bout de ses doigts à baiser, de le recommander aux Dieux pour le voyage en ce doux langage qu’il commençait à comprendre : « Adelandeyo ».

Damon aussi s’éclairait visiblement à mesure que les kilomètres défilaient sous les pas de leurs chevaux. Ces derniers jours avaient creusé son visage de rides nouvelles, mais il n’avait plus l’air vieux, courbé par l’angoisse.

À midi, ils descendirent de cheval pour manger, attachant leurs montures qui se mirent à brouter de l’herbe nouvelle pointant ses brins vigoureux à travers la neige du dernier blizzard. Ils s’assirent sur un tronc sec entourés d’un fouillis de fleurs multicolores ; on se serait cru au printemps. Mais quand Andrew posa la question à Damon, il répondit sans détour :

— Le printemps ? Non, par les enfers de Zandru. Ce n’est même pas le plein hiver, pas avant la fête du Solstice d’Hiver ! Ah, les fleurs ? dit-il en riant. Avec ce climat, elles s’épanouissent dès qu’il y a un ou deux jours de soleil. Vos savants terriens appellent ça adaptation évolutionniste. Dans les Montagnes de Kilghard, il n’y a que quelques jours sans neige au milieu de l’été, et les fleurs s’ouvrent dès qu’il y a quelques rayons. Si tu trouves ça bizarre ici, tu devrais aller dans les Hellers et voir les fleurs et les fruits qui poussent à Nevarsin. Nous ne produisons pas de melons des glaces, ici – il fait trop chaud, c’est une plante des glaciers.

Et de fait, Damon avait enlevé sa cape de fourrure et chevauchait en bras de chemise, bien qu’Andrew fût toujours chaudement couvert pour se protéger du froid mordant.

Damon sortit les provisions que Callista leur avait données pour le voyage et éclata de rire.

— Callista dit – en s’excusant – qu’elle n’entend rien à l’économie domestique. Mais ça a ses bons côtés, vu qu’elle ne sait rien de ce qu’on donne à emporter aux voyageurs !

Il y avait une volaille rôtie, que Damon découpa avec le couteau qu’il portait à sa ceinture, et un pain encore tiède. Andrew ne comprenait pas cette hilarité.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle, dit-il. Elle m’a demandé ce que j’aimerais manger, et je le lui ai dit.

Damon lui tendit en riant une grosse portion de volaille, parfumée avec des herbes dont le Terrien ne connaissait pas encore les noms.

— Pour une raison quelconque, l’habitude je suppose, on n’emporte jamais en voyage que du pain dur, des boulettes de viande séchée, des fruits secs et des noix. Ce genre de nourritures.

Il regarda Andrew ouvrir son pain et se faire un sandwich à la volaille.

— Ça a l’air bon. Je crois que je vais essayer. Et – quelle surprise ! – elle nous a aussi mis des pommes ! Ça alors !

Toujours riant, il mordit avec appétit dans sa cuisse de poulet.

— Il ne me serait jamais venu à l’idée de critiquer les provisions de voyage, et il ne serait jamais venu à l’idée d’Ellemir de me demander ce que je voulais ! Peut-être que nous avons besoin de quelques idées neuves de ton monde !

Il reprit son sérieux, regardant sans le voir Andrew qui mangeait son sandwich. Il avait eu lui-même des idées hérétiques sur le travail des matrices à l’extérieur des Tours. Il devait y avoir une solution, mais il savait que s’il abordait la question avec Léonie, elle serait horrifiée, aussi horrifiée que s’ils étaient toujours à l’époque de Régis IV !

Elle devait savoir qu’il s’était servi d’une matrice, naturellement. Toute matrice légale réglée sur un Comyn télépathe était monitorée par les grands écrans de la Tour d’Arilinn. Ils pouvaient avoir identifié Damon d’après sa matrice, de même que Dezi, et peut-être aussi Andrew, quoiqu’il n’en fût pas sûr.

Si quelqu’un surveillait les écrans à ce moment-là. Il y avait grande pénurie de télépathes pour les travaux de routine comme la surveillance des écrans, de sorte que sans doute personne ne s’en était aperçu. Mais les écrans moniteurs étaient là-bas, et toute matrice sur Ténébreuse était soumise, de par la loi, au monitorage. Même ceux qu’on avait testés pour le laran, comme Domenic et à qui on avait donné une matrice dont ils ne se servaient pas, pouvaient être suivis.

Il y avait une autre raison pour laquelle Damon trouvait qu’on ne devait pas se priver d’un télépathe comme Dezi. Même si sa personnalité ne convenait pas à l’intimité d’un cercle de Tour – et Damon voulait bien croire que Dezi était difficile à vivre – on pouvait l’utiliser pour monitorer un écran.

Il pensa avec ironie que c’était son jour pour les hérésies. Etait-ce à lui de critiquer Léonie d’Arilinn ?

Il termina sa cuisse de poulet, observant pensivement le Terrien. Andrew mangeait une pomme tout en regardant rêveusement les lointaines montagnes.

C’est mon ami, mais il vient d’une étoile si lointaine que je ne peux pas la voir à l’œil nu dans le ciel. Et pourtant, le simple fait qu’il y ait d’autres mondes comme le nôtre, partout dans l’univers, va obligatoirement modifier Ténébreuse.

Considérant aussi les lointains sommets, il pensa : Je ne veux pas que notre monde change. Puis il se moqua intérieurement de lui-même, qui projetait de changer l’usage des matrices sur Ténébreuse, qui voulait trouver le moyen de réformer l’ancien système des Tours, qui conservaient les anciennes sciences des matrices de son monde et les protégeaient selon des techniques établies depuis des générations.

— Andrew, pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il. Sur Ténébreuse ?