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Andrew haussa les épaules.

— Je suis venu presque par accident. C’était un travail comme un autre. Puis, un jour, j’ai vu le visage de Callista – et me voilà.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit Damon. Pourquoi ton peuple est-il ici ? Qu’est-ce que Terra attend de notre monde ? Nous ne sommes pas une planète riche. J’en sais assez sur votre Empire pour savoir que la plupart des mondes que vous colonisez ont quelque chose à vous donner. Pourquoi Ténébreuse ? Nous possédons peu de métaux lourds, nous sommes une planète isolée, dotée d’un climat que tes compatriotes trouvent, je pense, inhospitalier. Qu’est-ce que les Terriens nous veulent ?

Andrew croisa ses mains sur ses genoux et dit :

— On raconte une anecdote sur Terre. Un jour, quelqu’un demande à un explorateur pourquoi il a fait l’ascension d’une haute montagne, et il répond : « Parce qu’elle était là. »

— Ça ne me paraît pas une raison suffisante pour construire un astroport, dit Damon.

— Je ne comprends pas tout moi non plus. Nom d’un chien, je ne suis pas un bâtisseur d’empires, Damon. J’aurais mieux aimé rester au hara de mon père. D’après ce que j’ai compris, c’est une question de situation. Tu sais que la galaxie a la forme d’une spirale géante ? dit-il, prenant une brindille et se mettant à dessiner une carte dans la neige. Voilà le bras supérieur de la spirale, voilà le bras inférieur, et voilà Ténébreuse, à la croisée des chemins, endroit idéal pour le contrôle du trafic, les transferts de passagers. Tu comprends ?

— Mais, argua Damon, les déplacements de vos citoyens d’un bout à l’autre de l’Empire ne nous intéressent pas.

Andrew haussa les épaules.

— Je sais. Je suis certain que l’Administration Centrale aurait préféré une planète inhabitée à ce carrefour, pour ne pas avoir à se soucier de ses habitants. Mais voilà, c’est comme ça.

Comme Damon fronçait les sourcils, il reprit :

— Ce n’est pas moi qui détermine leur stratégie, Damon. Je ne suis même pas sûr de la comprendre. Je te dis ce qu’on nous a expliqué, c’est tout.

Damon eut un rire sans joie.

— Et moi qui m’étonnais que Callista nous donne de la volaille et des pommes pour le voyage ! Tout changement est relatif, je suppose.

Voyant Andrew troublé, il se força à sourire. Après tout, ce n’était pas la faute de son ami, tout ça.

— Espérons que tous les changements iront dans le bon sens, comme la volaille de Callista !

Il se leva et enfouit soigneusement son trognon de pomme dans une petite coulée de neige derrière lui. Son visage s’assombrit soudain. Si les choses avaient tourné autrement, il aurait planté ce pommier pour sa fille. Andrew, avec cette sensibilité mystérieuse qu’il manifestait de temps en temps, se pencha à côté de lui pour enterrer aussi son trognon de pomme. Quand ils se furent remis en selle, Andrew dit doucement :

— Un jour, Damon, nos enfants mangeront les pommes de ces arbres.

Ils restèrent absents d’Armida plus de trente jours. À Serrais, il fallut du temps pour trouver des hommes vigoureux voulant bien quitter leurs villages et peut-être leurs familles, afin de venir travailler à Armida pendant un an. Et ils ne pouvaient pas emmener que des célibataires, ce qui aurait bouleversé la vie des villages. Damon essaya de trouver des familles apparentées par le sang ou les alliances à des familles d’Armida. Il y en avait beaucoup. Puis Damon eut envie d’aller voir son frère Kieran et sa sœur Marisela et ses enfants.

Marisela, jeune, charmante et rondelette, ressemblait à Damon, mais elle était aussi blonde qu’il était roux. Elle lui présenta ses condoléances à la nouvelle de la fausse couche d’Ellemir, ajoutant gentiment que, s’ils étaient toujours sans enfants dans un an ou deux, elle leur donnerait un des siens à élever. Andrew fut stupéfait de cette proposition, mais Damon sembla la trouver naturelle.

— Merci, Mari. Ce sera peut-être nécessaire, vu que les cousins germains ont souvent du mal à avoir des enfants. Je n’ai pas un besoin pressant d’héritier, mais Ellemir voudrait un bébé à bercer dans ses bras, et elle pleure. Et Callista n’aura sans doute pas d’enfant de sitôt.

— Je ne connais pas bien Callista, dit Marisela. Même quand nous étions petites, tout le monde savait qu’on la destinait à la Tour, et elle ne se mêlait pas beaucoup aux autres. Les gens sont si cancaniers, ajouta-t-elle avec véhémence. Callista a parfaitement le droit de quitter Arilinn et de se marier comme il lui plaît, mais il est vrai que nous avons tous été surpris. Je sais que les Gardiennes des autres Tours partent souvent pour se marier, mais celle d’Arilinn ? Et Léonie y a été Gardienne aussi loin que remonte le souvenir, aussi loin que remontait le souvenir de notre mère. Nous pensions tous que Callista lui succéderait. Il y eut un temps où les Gardiennes d’Arilinn ne pouvaient pas abandonner leur charge même si elles le voulaient…

— Cette époque est passée depuis des siècles, dit Damon avec impatience, mais Marisela continua imperturbablement :

— J’ai été testée pour le laran à Neskaya quand j’avais treize ans, et une fille m’a dit que si on voulait l’envoyer à Arilinn, elle refuserait, car les Gardiennes y étaient stérilisées. Ce n’étaient pas des femmes, mais des emmasca, comme l’était la fille de Robardin selon la légende, qui devint femme pour l’amour d’Hastur…

— Conte de fées que tout ça ! dit Damon en riant. Ça ne se pratique plus depuis des centaines d’années, Marisela !

— Je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit, dit Marisela, vexée. On ne peut pas nier que Léonie a l’air d’un emmasca, et quant à Callista… Callista est plus mince qu’Ellemir et elle a l’air plus jeune, alors, tu ne peux pas me blâmer de penser qu’elle n’est peut-être pas tout à fait femme. Même dans ce cas, ça ne veut pas dire qu’elle ne peut pas se marier, si elle le désire, bien que la plupart ne le veuillent pas.

— Marisa, je t’assure que la femme d’Andrew n’est pas emmasca, mon enfant !

Se tournant vers Andrew, Marisela demanda :

— Callista est-elle enceinte ?

Andrew secoua la tête en riant. Inutile de prendre la question avec humeur. Les standards de tact et de bon goût différaient énormément d’une culture à l’autre, et pourquoi en vouloir à Marisela, qui après tout était la cousine de Callista, de s’enquérir de ce que tout le monde voulait savoir au sujet d’une jeune mariée ? Se rappelant ce qu’avait dit Damon à propos d’Ellemir, il le répéta.

— Je préfère qu’elle ait un ou deux ans sans soucis. Elle est encore très jeune.

Quand ils furent seuls, il demanda à Damon :

— Qu’est-ce qu’un emmasca, nom d’un chien ?

— Autrefois, le mot désignait un être de l’ancienne race des forêts. Aujourd’hui, ils ne se mêlent plus aux humains, mais on dit que les Comyn ont du sang chieri, surtout dans les Hellers ; dans les familles Ardais et Aldaran, certains ont six doigts à une main. Je ne suis pas sûr de croire cette légende – n’importe quel maquignon te dira qu’un demi-sang est stérile – mais l’histoire raconte qu’il y a du sang chieri chez les Comyn, et que les chieri d’autrefois s’accouplaient avec des humains. On croyait qu’un chieri pouvait apparaître sous la forme d’un homme à une femme, et sous la forme d’une femme à un homme, étant les deux à la fois ou peut-être ni l’un ni l’autre. On dit aussi qu’autrefois, certains Comyn étaient emmasca, ni hommes ni femmes, mais neutres. Cette époque est passée depuis longtemps, mais la légende demeure qu’ils ont été les premiers Gardiens, ni hommes ni femmes. Plus tard, quand les femmes ont pris sur leurs épaules la charge de Gardiennes, on en faisait des emmasca – en les stérilisant chirurgicalement – parce qu’on pensait qu’une femme travaillant dans les écrans courait moins de risques si elle était déchargée du poids de sa féminité. Mais de mémoire d’homme et je l’affirme avec force, connaissant les lois d’Arilinn – aucune femme n’a jamais été stérilisée, même à Arilinn, pour travailler dans les Tours. La virginité de la Gardienne la protège suffisamment des périls de la féminité.