— Par les enfers de Zandru, s’exclama-t-il, tu es devenu fou, Dezi. On a vu des vendettas de trois générations pour des insultes moindres que celles que tu viens de faire à notre frère !
Dans la foule des visages stupéfaits, Andrew chercha Callista qu’il vit enfin, les yeux fixes dans un visage crispé. Brusquement, elle se cacha le visage dans ses mains et sortit de la salle en courant. Elle ne sanglotait pas, mais Andrew sentait les vibrations des larmes qu’elle ne pouvait pas verser.
La voix coléreuse de Dom Esteban rompit le silence gêné.
— L’explication la plus charitable de cette scène, Desiderio, c’est que tu as encore bu plus que ta capacité. Si tu ne tiens pas l’alcool comme un homme, limite-toi donc au shallan comme les enfants ! Excuse-toi auprès de notre parent, et va te coucher !
C’était la meilleure façon d’arranger les choses, pensa Andrew. À en juger par leur confusion, la plupart des assistants n’avaient pas entendu les paroles de Dezi. Ils avaient simplement perçu la détresse de Callista.
Dezi marmonna quelque chose – Andrew supposa que c’étaient des excuses.
— Peu m’importent les insultes que tu peux me faire, Dezi, dit-il avec calme. Mais quel homme serais-je si je te laissais insulter ma femme ?
Par-dessus son épaule, Dezi regarda Dom Esteban – pour s’assurer qu’il était hors de portée de sa voix ? – et dit d’un ton haineux :
— Ta femme ? Tu ne sais donc pas qu’un mariage libre n’est valable qu’après avoir été consommé ? Elle n’est pas plus ta femme que la mienne !
Puis il sortit de la salle.
Toute joie s’était envolée. Ellemir remercia rapidement Raimon de sa musique et sortit en toute hâte. Dom Esteban fit signe à Andrew et lui demanda si Dezi s’était excusé. Andrew, détournant les yeux – l’infirme était télépathe, comment pouvait-il lui mentir ? – confirma que le jeune homme lui avait fait des excuses, et, à son grand soulagement, Dom Esteban laissa passer. D’ailleurs, qu’aurait-il pu faire ? Il ne pouvait pas se lancer dans une vendetta contre le demi-frère de sa femme, adolescent ivre porté aux insultes au-dessous de la ceinture.
Mais Dezi avait-il dit vrai ? Revenus dans leurs appartements, il posa la question à Damon, qui, l’air troublé, secoua pourtant la tête.
— Ne t’inquiète pas de ça, mon ami. Personne n’a aucune raison de mettre en question la validité de ton mariage. Tes intentions sont claires, et personne ne se soucie des subtilités de la loi.
Pourtant, Andrew sentit que Damon n’était pas convaincu lui-même. Dans la chambre, ils entendirent Callista qui pleurait.
— J’ai envie de tordre le cou à notre Dezi !
Andrew pensait la même chose. En quelques mots haineux, Dezi avait gâché leurs joyeuses retrouvailles.
Callista cessa de pleurer à son entrée. Debout à côté de la coiffeuse, elle détacha ses cheveux, qui cascadèrent sur ses épaules. Se retournant, elle dit, en humectant ses lèvres, comme s’il s’agissait d’un discours bien des fois répété :
— Andrew, je suis désolée… désolée de t’avoir exposé à… C’est de ma faute.
Elle s’assit devant sa coiffeuse, et, prenant une brosse à manche d’ivoire, la passa lentement dans sa chevelure. Andrew s’agenouilla à côté d’elle, regrettant amèrement de ne pas pouvoir la prendre dans ses bras pour la consoler.
— Ta faute, mon amour ? Comment te reprocher la malice de cette petite frappe ! Je ne te demanderai pas d’oublier – je sais que tu ne pourrais pas. Mais ne te laisse pas bouleverser.
— Pourtant, c’est ma faute, dit-elle, évitant son regard, même dans la glace. C’est ma faute si ce qu’il a dit est vrai…
Il pensa, étreint d’une douleur poignante, à Ellemir, pelotonnée dans les bras de Damon à leur arrivée, dansant les bras autour de son cou. Il dit enfin :
— Je ne mentirai pas, Callie, ce n’est pas facile. Je ne vais pas faire semblant d’apprécier cette attente. Mais j’ai fait une promesse, et je ne me plains pas. N’y pense plus, mon amour.
Elle serra les dents, le menton volontaire.
— C’est impossible. Ne comprends-tu pas que ton… ton désir me fait souffrir moi aussi, parce que je te désire également, et que je ne peux pas, je n’ose pas… Andrew, écoute-moi. Non, laisse-moi parler. Te rappelles-tu ce que je t’ai dit le jour de notre mariage ? Que si c’était trop dur pour toi, de… d’en prendre une autre ?
Il fronça les sourcils, contrarié.
— Je croyais t’avoir répondu une fois pour toutes, Callista. Au nom du ciel, crois-tu que je me soucie d’une servante ou d’une fille de cuisine ?
Il avait dansé avec Ferrika. Cela l’avait-il troublée ? Pensait-elle…
Elle secoua la tête, disant en un souffle :
— Non. Mais ça ne ferait aucune différence… J’en ai parlé à Ellemir. Elle m’a dit… qu’elle veut bien.
Andrew la regarda, à la fois déconcerté et consterné.
— Tu parles sérieusement ?
Mais elle ne plaisantait pas, il le comprit à la gravité de son visage, et d’ailleurs, il la savait incapable de ce genre de plaisanterie.
— Ellemir, c’est bien la dernière personne… ta propre sœur, Callista ! Comment pourrais-je faire une chose pareille ?
— Crois-tu que je sois heureuse de te voir si insatisfait ? De voir un enfant gâté comme Dezi t’insulter publiquement ? Et comment pourrais-je être jalouse de ma sœur ?
Il eut un geste de refus, mais elle lui imposa le silence de la main.
— Non, Andrew, écoute-moi. Cela fait partie de nos coutumes. Si tu étais né parmi nous, tu trouverais normal que ma sœur et moi… que nous partagions ainsi. Même si notre situation était… ce qu’elle devait être, s’il arrivait que je sois malade, enceinte, ou simplement sans… sans désir amoureux… Elle est très ancienne, cette coutume. Tu m’as entendu chanter la Ballade d’Hastur et Cassilda ? Elle raconte comment Camilla prit la place de sa breda dans les bras du Dieu, et mourut quand il fut attaqué. De sorte que la Bienheureuse Cassilda survécut à la trahison d’Alar, pour porter l’enfant du Dieu…
Elle s’interrompit, incapable de continuer.
— Tout ça, c’est très joli dans les vieilles ballades et les contes de fées, dit Andrew sans ambages. Mais pas dans la vie réelle.
— Même si je le désire, Andrew ? J’aurais moins de remords qu’actuellement, où chaque jour ajoute à… à ta souffrance.
— C’est moi que ça regarde. Tu n’as pas à te sentir coupable.
Mais elle se détourna, lasse et découragée. Elle se leva, prenant à poignées ses cheveux dénoués pour les natter, et dit d’une voix étranglée :
— Je ne peux pas supporter cette situation plus longtemps.
— Alors, c’est à toi d’y mettre fin, dit-il doucement, portant à ses lèvres une longue mèche dont la douceur et le parfum lui donnèrent le vertige.
Il avait promis de ne jamais faire pression sur elle. Mais jusqu’à quand, jusqu’à quand… ?
— Que puis-je te dire, ma chérie ? L’idée est-elle encore insupportable pour toi, même aujourd’hui ?
— Je sais que ce ne devrait pas être, dit-elle d’un ton désolé. Mais j’ai peur. Je ne crois pas être encore prête…
Il la prit dans ses bras, très doucement, et dit en un souffle :
— Comment le sauras-tu jamais, Callista, si tu n’essayes pas ? Veux-tu venir dormir à côté de moi ? Rien de plus… je te jure que je n’exigerai rien que tu ne sois pas prête à me donner.