Andrew, cherchant à se ressaisir, regarda sa femme endormie. Elle avait l’air pâle et fatiguée, avec de grands cernes noirs sous les yeux. Elle était couchée sur le flanc, un bras lui couvrant partiellement le visage, et Andrew se souvint, avec une douleur poignante, qu’il l’avait vue allongée ainsi, dans la pénombre du surmonde. Prisonnière des hommes-chats, son corps physique enfermé dans les grottes de Corresanti, son corps subtil était venu à lui, alors qu’elle dormait, meurtrie, ensanglantée, épuisée, terrifiée. Et il ne pouvait rien pour elle. Il avait alors enragé de son impuissance ; et de nouveau, il éprouva le tourment de l’impuissance devant l’épreuve qu’elle vivait en toute solitude.
Lentement, elle ouvrit les yeux.
— Andrew ?
— Je suis là, mon amour. Comment te sens-tu, ma chérie ?
— Très mal, dit-elle avec une grimace ironique. J’ai l’impression d’avoir été piétinée par un oudrakhi sauvage.
Qui, sinon Callista, aurait eu la force de plaisanter en un moment pareil ?
— Où est Damon ? reprit-elle.
— Il dort, mon amour. Et Ellemir fait sa toilette.
Elle soupira, refermant les yeux un instant.
— Et moi qui espérais être devenue ta femme aujourd’hui. Louée soit Evanda qu’Ellemir et Damon nous aient entendus, et non pas cet enfant gâté de Dezi.
Andrew frissonna à cette idée. D’ailleurs, c’était Dezi qui, par ses sarcasmes, avait provoqué le fiasco de la veille.
— J’aurais dû lui tordre le cou ! dit-il avec force.
Elle soupira en secouant la tête.
— Non, non, ce n’est pas sa faute. Nous sommes adultes tous les deux, assez grands pour prendre nous-mêmes nos décisions. Il s’est montré grossier. Entre télépathes, on apprend très vite à ne pas pénétrer ce genre de secrets, et si on les apprend involontairement, la courtoisie exige la discrétion. Ce qu’il a fait est impardonnable, mais il n’est pas responsable de ce qui s’est passé après. C’était notre choix, mon amour.
— Mon choix, dit-il, baissant les yeux.
Elle lui prit la main, les doigts glacés et le visage douloureux.
— Damon m’a dit de l’appeler si tu avais mal à ton réveil, Callista, dit-il.
— Pas encore. Laisse-le dormir. Il s’est épuisé pour nous. Andrew…
Il s’agenouilla à côté d’elle, et elle lui tendit les bras.
— Andrew, serre-moi contre toi ; juste un instant. J’ai envie de te sentir tout proche…
Il se rapprocha d’elle, irrésistiblement attiré par ces paroles, pensant que, même après les événements de la veille, elle l’aimait encore, le désirait encore. Puis, se rappelant les avertissements de Damon, il se ressaisit et dit, déchiré :
— Ma chérie, j’ai promis à Damon de ne pas te toucher.
— Oh, Damon, Damon, toujours Damon, dit-elle avec indignation. Je me sens si malade et malheureuse. Je voudrais simplement me serrer contre toi…
Elle s’interrompit et referma les yeux avec un soupir désolé. Il brûlait de la prendre dans ses bras, non par désir – son désir avait disparu – mais il avait envie de la bercer, de la cajoler, de la réconforter. Pourtant, fidèle à sa promesse, il ne bougea pas, et elle reprit :
— Oh, je suppose qu’il a raison, comme toujours.
Mais il vit la douleur qui vieillissait son visage, lui tirait les traits. Soudain, et cette idée l’horrifia, il vit le visage de Léonie, épuisé, tiré, las, vieux.
Puis surgit en lui le souvenir du moment où ils avaient été totalement submergés, dans les jeux amoureux d’Ellemir et Damon. Elle l’avait accepté, désiré, elle avait un peu réagi à ses caresses après ce partage avec l’autre couple. Mais un nouvel élancement de douleur dans le bas-ventre et le souvenir cuisant de son échec firent retomber son excitation. Il aimait toujours autant Callista, mais il avait l’impression indéfinissable que quelque chose avait été gâché. Comme si Damon et Ellemir, pour proches et chers qu’ils leur fussent, étaient venus s’interposer entre lui et Callista.
Callista avait les yeux pleins de larmes. Un instant de plus et, oublieux de sa promesse, il l’aurait prise dans ses bras. Heureusement, Ellemir, fraîche et rose après son bain, entra, vêtue d’une robe de Callista. Constatant que sa sœur était réveillée, elle s’approcha de son lit.
— Tu te sens mieux, breda ?
— Non, plutôt pire, dit Callista en secouant la tête.
— Peux-tu te lever, ma chérie ?
— Je ne sais pas, dit-elle essayant de s’asseoir. Mais je suppose qu’il vaudrait mieux. Elli, veux-tu appeler ma servante ?
— Non. Personne ne doit poser la main sur toi, a dit Damon, et je veux éviter les commérages de ces petites folles. Je m’occuperai de toi, Callie. Andrew, il faut prévenir Damon qu’elle est réveillée.
Il trouva Damon en train de se raser dans la luxueuse salle de bains qui faisait pendant à la leur. Celui-ci fit signe à Andrew d’entrer.
— Callista va mieux ?
Puis il remarqua l’hésitation d’Andrew.
— Bon sang, je ne pensais pas… il y a des tabous sur la nudité dans l’Empire ?
Andrew pensa avec gêne que c’était à lui, et non à Damon, de se sentir embarrassé.
— Dans certaines cultures, oui. Dont la mienne. Mais je vis dans ton monde, et c’est à moi à me conformer à vos coutumes, et non pas toi aux miennes.
Andrew savait qu’il était stupide de se sentir gêné, ou furieux, ou offensé, au souvenir de Damon complètement nu, la veille, contemplant le corps fragile et meurtri de Callista.
Damon haussa les épaules, disant avec naturel :
— Nous n’avons guère de tabous de ce genre, ici. Quelques-uns chez les cristoforos, ou en présence de non-humains ou de personnes d’une autre génération. Par exemple, je ne me présenterais pas nu à un groupe de contemporains de mon père ou de Dom Esteban. Ce n’est pas interdit, pourtant, et certes pas embarrassant comme vous semblez le penser. Je ne me présenterais pas nu sans raison devant un groupe de servantes non plus, mais si la maison était en feu, je n’hésiterais pas. Avec un homme de mon âge, marié à la sœur de ma femme, ça n’a jamais été un problème, termina-t-il en haussant les épaules.
Andrew réalisa qu’il aurait dû le comprendre, la veille, quand Ellemir n’y avait accordé aucune attention.
Damon s’aspergea d’eau, puis se passa une lotion parfumée aux herbes, dont l’odeur rappela à Andrew le petit laboratoire de Callista. Enfilant une chemise, Damon reprit en riant :
— En ce qui concerne Ellemir, sa réaction devrait te faire plaisir. Ça signifie qu’elle t’a accepté comme membre de la famille. Voudrais-tu qu’elle se sente embarrassée devant toi et qu’elle se couvre soigneusement comme en présence d’un étranger ?
— Non, à moins que ça te gêne.
Mais cela signifiait-il aussi qu’elle ne considérait pas Andrew comme un mâle ? Etait-ce une façon subtile de rabaisser va virilité ?
— Donne-moi le temps, et tout s’arrangera tout seul, dit Damon, s’habillant avec insouciance. Il neige toujours ?
— Plus que jamais.
Damon alla s’en assurer, mais, dès qu’il eut entrouvert la fenêtre, un vent glacial s’engouffra dans la chambre comme un ouragan. Il referma précipitamment.
— Callie est réveillée ? Qui est près d’elle ? Parfait. J’espérais bien qu’Ellemir aurait le bon sens de ne pas laisser approcher les servantes. Dans son état, la présence de tout non-télépathe est pratiquement insupportable. C’est pourquoi nous n’avions pas de serviteurs humains dans les Tours.