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— Tiens, Dezi, tu as trouvé ta place dans la vie ?

Le jeune homme répondit avec un sourire engageant :

— Le Seigneur Alton m’a fait venir pour me rendre utile ici, Dame Léonie.

— Je te salue, ma cousine, dit Esteban Lanart. Excuse-moi de ne pas me lever pour t’accueillir dans ma demeure. Tu m’honores, Domna.

Surprenant le regard de Damon, il ajouta avec désinvolture :

— J’avais oublié que tu ne connaissais pas notre Dezi. Il s’appelle Desiderio Leynier, censément fils nedesto d’un de mes cousins, quoique le pauvre Gwynn soit mort avant de pouvoir le faire légitimer. Nous avons fait tester son laran – il a passé une ou deux saisons à Arilinn – mais quand j’ai eu besoin de quelqu’un pour s’occuper de moi, Ellemir s’est souvenue qu’il avait quitté la Tour, alors, je l’ai envoyé chercher. C’est un gentil garçon.

Damon fut choqué. Quelle désinvolture, et même quelle brutalité chez Dom Esteban, qui parlait ainsi en présence même de Dezi de sa bâtardise et de son statut de parent pauvre ! Dezi avait serré les dents, mais parvint à faire bonne figure, et Damon le trouva plus sympathique. Ainsi, le jeune Dezi savait ce que c’était que la chaleur et l’intimité d’un Cercle de Tour, et ce que c’était aussi que d’en être exclu à jamais !

— Assez d’oreillers, Dezi, arrête ces embarras, commanda Esteban. Eh bien, Léonie, ce n’est pas une façon de t’accueillir sous mon toit après tant d’années, mais considère que l’intention vaut l’action, et que je t’ai saluée et reçue avec toutes les courtoisies d’usage, comme je l’aurais fait si je pouvais quitter ce maudit lit !

— Je n’ai pas besoin de courtoisies, mon cousin, dit Léonie en s’approchant. Je regrette seulement ton état. Je savais que tu avais été blessé, mais j’ignorais que c’était si grave.

— Je l’ignorais aussi. C’était une petite blessure – je m’en suis fait de plus douloureuses et de plus profondes à la pêche avec mes hameçons – mais petite ou grande, la moelle épinière a été touchée, et il paraît que je ne remarcherai jamais.

— C’est souvent le cas avec les blessures à la moelle épinière, dit Léonie ; estime-toi heureux d’avoir encore l’usage de tes mains.

— Oui, je suppose. Je peux m’asseoir dans un fauteuil, et Damon m’a inventé un harnais pour que je puisse rester assis sans m’affaisser comme un bébé trop jeune pour se tenir dans sa chaise haute. Andrew surveille les cultures et les troupeaux, tandis que Dezi fait mes courses. Je continue à gouverner de mon fauteuil, alors, je suppose que je dois m’estimer heureux, comme tu dis. Toutefois j’étais soldat, et maintenant…

Il s’interrompit en haussant les épaules, puis reprit :

— Damon, comment s’est passée ta campagne, mon garçon ?

— Il n’y a pas grand-chose à en dire, mon père, dit Damon. Les hommes-chats qui ne sont pas morts ont fui vers leurs forêts. Quelques-uns ont livré un baroud d’honneur, mais ils ont péri. À part ça, rien.

Esteban gloussa avec ironie.

— On voit bien que tu n’es pas un soldat, Damon ! Même si je sais que tu peux te battre quand tu le dois ! Quelque jour, Léonie, on racontera partout comment Damon a porté mon épée contre les hommes-chats dans Corresanti, son esprit lié au mien par la matrice – mais nous avons tout le temps. Pour l’instant, je suppose que si je veux des détails sur la campagne et les batailles, il me faudra les demander à Eduin ; il sait ce que j’ai envie d’entendre ! Quant à toi, Léonie, viens-tu pour rendre la raison à ma folle petite fille et la ramener à la Tour d’Arilinn à laquelle elle appartient ?

— Papa ! protesta Callista.

Léonie eut un petit sourire.

— Ce n’est pas aussi facile, mon cousin, et je suis sûre que tu le sais.

— Pardonne-moi, ma cousine, dit Esteban, décontenancé. J’oublie les devoirs de l’hospitalité. Ellemir te montrera ton appartement… maudite fille, où est-elle passée, maintenant ?

Il éleva la voix et cria :

— Ellemir !

Ellemir rentra en toute hâte par la porte du fond, essuyant ses mains couvertes de farine à son tablier.

— Les servantes m’ont appelée pour les aider à faire la pâtisserie, Papa – elles sont jeunes et inexpérimentées. Pardonne-moi, ma cousine, dit-elle, baissant les yeux et cachant ses mains.

Léonie lui dit avec bonté :

— Ne t’excuse pas de bien remplir tes devoirs de maîtresse de maison, mon enfant.

Ellemir retrouva sa contenance et dit :

— Je t’ai fait préparer une chambre, ma cousine, et une autre pour ta dame de compagnie. Dezi s’occupera du logement de ton escorte. N’est-ce pas, mon cousin ?

Damon remarqua qu’Ellemir parlait à Dezi sur le mode familier, celui de l’intimité familiale ; il avait aussi remarqué que ce n’était pas le cas pour Callista.

— Nous nous en occuperons ensemble, Ellemir, dit Damon.

Il sortit avec Dezi.

Ellemir précéda Léonie et sa dame de compagnie (sans qui il aurait été scandaleux pour une dame de sang Comyn de voyager si loin) dans l’escalier et les vastes halls de l’antique demeure. Léonie demanda :

— Comment parviens-tu à diriger une si grande maison, mon enfant ?

— Je ne suis seule ici qu’à la saison du Conseil, dit Ellemir, et notre coridom est vieux et plein d’expérience.

— Mais tu n’as aucune femme d’âge, aucune parente, aucune compagne ? Tu es trop jeune pour porter seule un tel fardeau, Ellemir !

— Mon père ne s’en est jamais plaint. Je tiens sa maison depuis le mariage de ma sœur aînée ; j’avais alors quinze ans, dit Ellemir avec fierté, et Léonie sourit.

— Je ne t’accusais pas de manque de compétence, petite cousine. Je pensais seulement que tu dois te sentir bien seule. Si Callista ne reste pas avec toi, tu devrais demander à une parente ou à une amie de venir vivre ici quelque temps. Tu es déjà surchargée de travail maintenant que ton père exige tant de soins. Que feras-tu si tu te trouves tout de suite enceinte de Damon ?

Ellemir rougit et dit :

— Je n’avais pas pensé à ça…

— Eh bien, une jeune épouse doit y penser, tôt ou tard, dit Léonie. Une sœur de Damon pourrait peut-être venir te tenir compagnie – c’est ma chambre, mon enfant ? Je ne suis pas habituée à tant de luxe.

— C’était l’appartement de ma mère, dit Ellemir. Il y a une chambre pour ta dame de compagnie, et j’espère que tu as amené ta servante, car nous n’en avons pas à te donner. La vieille Bethiah, qui était notre nourrice quand nous étions petites, a été tuée au cours du raid où l’on a enlevé Callista, et nous avons eu trop de chagrin pour la remplacer. Nous n’avons que des filles de cuisine pour l’instant.

— Je n’ai pas de servante, dit Léonie. À la Tour, nous évitons d’avoir des étrangers près de nous. Damon te l’a dit, j’en suis sûre.

— Non. Il ne parle jamais du temps qu’il a passé à la Tour, répondit Ellemir.

— Eh bien, c’est vrai : nous n’avons aucun serviteur humain et nous devons donc nous occuper de nous-mêmes. Je m’en tirerai donc très bien, mon enfant.

Léonie effleura la joue de la jeune fille, lui donnant ainsi congé. Ellemir redescendit l’escalier, pensant avec étonnement : Elle est bonne ; elle me plaît ! Mais certaines paroles de Léonie la troublaient. Elle prenait peu à peu conscience qu’elle ignorait bien des choses sur Damon. Elle avait trouvé naturel que Callista ne veuille aucune servante autour d’elle, mais elle réalisait maintenant que les années que Damon avait passées à la Tour, ces années dont il ne parlait jamais – et elle savait qu’il était malheureux quand elle lui en parlait – seraient toujours comme une barrière entre eux.