Léonie avait dit aussi : « Si Callista ne reste pas avec toi. » La question se posait-elle ? Callista pouvait-elle être renvoyée à Arilinn, persuadée contre sa volonté que son devoir était là-bas ? Ou – Ellemir frissonna – était-il possible que Léonie refuse de relever Callista de ses vœux, et que Callista soit obligée d’exécuter sa menace, de quitter Armida et même Ténébreuse, et de s’enfuir avec Andrew dans le monde des Terriens ?
Ellemir regretta de ne pas avoir un de ses accès occasionnels de prémonition, qui surgissaient parfois chez ceux du sang d’Alton, mais pour l’instant, l’avenir lui restait fermé. Malgré ses efforts pour projeter son esprit dans le futur, elle ne voyait rien qu’une image inquiétante d’Andrew, le visage caché dans ses mains, la tête baissée, tout le corps secoué de sanglots désespérés. Lentement, et inquiète maintenant, elle tourna ses pas vers la cuisine et chercha l’oubli dans ses pâtisseries abandonnées.
Quelques instants plus tard, la dame de compagnie – femme discrète et effacée du nom de Lauria – vint annoncer avec déférence que la Dame d’Arilinn désirait parler en particulier avec Donna Callista. À contrecœur, Callista se leva, effleurant la main d’Andrew de ses doigts, le regard apeuré.
— Tu n’es pas obligée de l’affronter seule, si tu ne le veux pas, lui dit-il d’un ton résolu. Je ne veux pas que cette vieille femme t’effraye ! Veux-tu que je vienne et que je lui dise ce que je pense ?
Callista se dirigea vers l’escalier. Une fois hors de la pièce, dans le hall, elle se retourna vers lui et dit :
— Non, Andrew, je dois y aller seule. Tu ne peux pas m’aider en cette circonstance.
Andrew aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter. Elle semblait si frêle et fragile, si perdue et effrayée. Mais, douloureux et frustré, il avait appris par l’expérience qu’une étreinte n’était pas un réconfort pour Callista, qu’il ne pouvait pas même la toucher sans susciter en elle tout un monde de réactions complexes qu’il ne comprenait toujours pas, mais qui semblaient terrifier Callista. Il dit donc gentiment :
— Comme tu voudras, mon amour. Mais ne te laisse pas effrayer. N’oublie pas que je t’aime. Et s’ils ne nous permettent pas de nous marier ici, il existe tout un monde en dehors d’Armida. Et bien d’autres mondes dans la galaxie, au cas où tu l’aurais oublié.
Elle le regarda et sourit. Parfois, elle pensait que si elle l’avait connu normalement, et non pas par ce lien spirituel établi par la matrice, il ne lui aurait jamais paru séduisant. Elle l’aurait trouvé plutôt laid. C’était un homme fort et carré, blond comme un Séchéen, grand, négligé, gauche, et pourtant, au-delà de cette apparence, comme il lui était devenu cher, comme elle se sentait en sécurité en sa présence. Elle regrettait douloureusement de ne pas pouvoir se jeter dans ses bras, se serrer contre lui comme Ellemir le faisait si librement avec Damon, mais la peur du tabou la paralysait. Pourtant, elle posa légèrement le bout de ses doigts sur ses lèvres – geste qu’elle faisait rarement. Il les embrassa et sourit. Elle dit doucement :
— Moi aussi je t’aime, Andrew. Au cas où tu l’aurais oublié.
Puis elle monta l’escalier, pour aller retrouver Léonie qui l’attendait.
3
Les deux Gardiennes d’Arilinn, la jeune et l’ancienne, se retrouvaient face à face. Callista considéra Léonie : ses yeux ravissants et ses traits réguliers et sereins ; son corps maigre et plat, asexué comme celui de tout emmasca ; le visage pâle et impassible, comme taillé dans le marbre. Callista frémit d’horreur, sachant que des années d’habitude et de discipline devenues naturelles, effaçaient toute expression de son visage, la rendaient froide, réservée, aussi lointaine que Léonie. Il lui semblait que le visage de la vieille Gardienne était le miroir du sien, à travers les années mortes qui l’attendaient. Dans un demi-siècle, je serai exactement comme elle… Mais non ! Non ! C’est impossible ! Impossible !
Comme toutes les Gardiennes, elle avait appris à fermer son esprit pour protéger ses pensées. Elle savait, avec une curieuse clairvoyance, que Léonie attendait qu’elle craque et sanglote, qu’elle prie et supplie, comme une petite fille hystérique, mais c’était Léonie elle-même qui, des années plus tôt, l’avait armée de ce calme glacé, de cette maîtrise absolue. Elle était Gardienne, formée à Arilinn ; elle ne s’en montrerait pas indigne. Elle croisa calmement ses mains sur ses genoux et attendit. Finalement, ce fut Léonie qui fut obligée de prendre la parole.
— Il fut un temps, dit Léonie, où un homme qui aurait cherché à séduire une Gardienne aurait été pendu à des crochets de boucher, Callista.
— Ce temps est passé depuis des siècles, Léonie, répliqua Callista d’une voix aussi impassible que celle de Léonie. Et Andrew n’a pas cherché à me séduire ; il m’a proposé un mariage honorable.
Léonie haussa légèrement les épaules.
— C’est la même chose, dit-elle.
Le silence retomba, s’étira pendant plusieurs minutes, et de nouveau, Callista sentit que Léonie voulait qu’elle perde son contrôle et supplie. Mais Callista attendit, immobile, et Léonie fut forcée de rompre le silence.
— C’est donc ainsi que tu respectes ton serment, Callista d’Arilinn ?
La gorge de Callista se serra. Ce titre, qu’elle avait si chèrement payé, n’était donné qu’aux Gardiennes ! Et Léonie semblait si vieille, si triste, si lasse !
Léonie est vieille, se dit-elle. Elle désire poser son fardeau et le remettre entre mes mains. Elle m’a formée avec tant de soins, depuis mon enfance. Elle a tant travaillé, et si patiemment attendu le jour où je pourrais prendre la place qu’elle m’avait préparée. Que fera-t-elle maintenant ?
Puis, remplaçant la douleur, la colère surgit, colère contre Léonie qui jouait ainsi sur ses émotions. Elle reprit pourtant d’une voix calme :
— Pendant neuf ans, Léonie, j’ai porté le fardeau qu’impose le serment de Gardienne. Je ne suis pas la première à solliciter l’autorisation de le déposer, et je ne serai pas la dernière.
— Quand j’ai prêté le serment de Gardienne, Callista, il allait de soit qu’il engageait toute une vie. Et je l’ai respecté toute ma vie. J’espérais que tu ne ferais pas moins.
Callista aurait voulu pouvoir pleurer, crier Je ne peux pas, supplier Léonie. Elle pensa, avec un morne détachement, que ce serait peut-être préférable. Léonie inclinerait davantage à la croire indigne de sa tâche, à la libérer. Mais on lui avait enseigné la fierté, elle avait appris à s’en cuirasser, et elle ne pouvait pas y renoncer maintenant.
— On ne m’a jamais dit, Léonie, que mon serment engageait toute ma vie. Tu m’as dit toi-même que ce fardeau était trop lourd pour le porter à contrecœur.
Avec une patience imperturbable, Léonie répondit :
— C’est vrai. Pourtant, je t’avais crue plus forte. Eh bien, raconte-moi tout. As-tu couché avec ton amant ?
Le mot était méprisant ; c’était le même qu’elle avait employé tout à l’heure avec le sens de « fiancé », mais cette fois, Léonie le prononça avec l’inflexion péjorative qui en faisait le synonyme de « suborneur ». Callista dut se maîtriser pour retrouver le calme lui permettant de parler d’un ton égal.
— Non. Je ne suis pas encore relevée de mon serment, et il est trop honorable pour me le demander. J’ai demandé l’autorisation de me marier, pas l’absolution d’une faute, Léonie.