Andrew attendait dans la serre longeant l’arrière du corps du bâtiment principal d’Armida. Seul, il considérait les lointaines montagnes à travers les vitres épaisses. Il faisait chaud, et il régnait une forte odeur de terre et de plantes. La lumière des collecteurs solaires l’obligea à plisser les yeux le temps qu’ils s’y habituent. Marchant entre les rangées de plantes, encore humides de l’arrosage, il se sentait isolé et atrocement seul.
Ce sentiment l’étreignait brusquement de temps en temps. Pourtant, la plupart du temps, il se sentait chez lui sur Ténébreuse. Plus chez lui que partout ailleurs dans l’Empire ; plus chez lui que depuis le jour où, quand il avait dix-huit ans, le haras de l’Arizona où il avait passé son enfance avait été vendu pour régler les dettes, et où il était parti dans l’espace comme fonctionnaire de l’Empire, muté de planète en planète au gré des administrations et des ordinateurs. Et ici, après l’étrangeté des premiers jours, on l’avait bien accueilli. Quand on avait appris qu’il savait dresser et entraîner les chevaux, spécialité très recherchée sur Ténébreuse, on l’avait traité avec respect, en professionnel de haut niveau. Les chevaux d’Armida étaient réputés les meilleurs des Domaines, et on allait leur chercher des entraîneurs jusqu’à Dalereuth, très loin au sud.
Ainsi, il avait été heureux ici depuis son arrivée, quelques semaines plus tôt, en tant que fiancé de Callista. Seuls Damon et Dom Esteban, Ellemir et Callista connaissaient son origine terrienne ; les autres croyaient simplement que c’était un étranger, venu des basses terres au-delà de Thendara. C’était incroyable, mais il avait trouvé ici un second foyer. Le soleil était énorme et sanglant, les quatre lunes qui parcouraient le ciel nocturne étaient de couleurs étranges et portaient des noms qu’il ne connaissait pas encore, mais pourtant, c’était maintenant son foyer…
Son foyer. Cependant il y avait parfois des moments comme celui-ci, des moments où il ressentait cruellement son isolement, sachant que seule la présence de Callista faisait de cette maison un foyer. Dans la lumière crue de la serre, il avait vécu un de ces moments. Pourquoi se sentait-il si seul ? Il ne possédait rien au monde, il rejetait l’univers froid et aseptisé du Quartier Général Terrien. Mais pourrait-il faire sa vie ici, ou bien Léonie allait-elle lui arracher Callista pour la ramener dans le monde étrange des Tours ?
Au bout d’un long moment, il réalisa que Damon était debout derrière lui, sans le toucher – Andrew s’était habitué à cette pratique des télépathes – mais assez proche pour qu’il pût sentir la présence réconfortante de son ami.
— Ne t’inquiète pas comme ça, Andrew. Léonie n’est pas un ogre. Elle aime Callista. Les liens d’un Cercle de Tour sont les plus étroits qu’on connaisse. Elle saura ce que veut réellement Callista.
— C’est bien ça qui m’effraie, dit Andrew, la gorge sèche. Peut-être Callista ne sait-elle pas elle-même ce qu’elle veut. Elle s’est peut-être tournée vers moi parce qu’elle était seule et terrorisée. Je redoute l’influence que cette vieille femme a sur elle. L’emprise de la Tour – j’ai peur qu’elle ne soit trop forte.
Damon soupira.
— Et pourtant, on peut s’en libérer. Je m’en suis bien libéré, moi. Ce fut très dur – je ne peux pas te dire à quel point – et pourtant, je suis enfin parvenu à me construire une autre vie. Et si tu devais perdre ainsi Callista, mieux vaut maintenant que quand il serait trop tard.
— Il est déjà trop tard pour moi, dit Andrew, et Damon hocha la tête avec un sourire troublé.
— Je ne veux pas te perdre non plus, mon ami, dit Damon.
Mais il pensa en lui-même : Tu fais partie de cette nouvelle vie que je me suis construite avec tant de peine. Toi, Ellemir et Callista. Je ne pourrai pas supporter une nouvelle amputation. Damon ne prononça pas ces paroles ; toujours debout près d’Andrew, il se contenta de soupirer. Le silence s’étira tellement que le soleil, quittant son zénith, perdit de sa force dans la serre et Damon alla ajuster les collecteurs. Andrew se tourna vers lui avec colère :
— Comment peux-tu être si calme ? Qu’est-ce qu’elle lui dit, cette vieille femme ?
Andrew savait pourtant que les intrusions télépathiques étaient considérées comme des crimes honteux par la caste des télépathes. Il n’osait pas même essayer de contacter ainsi Callista. Pour dissiper sa frustration, il se mit à arpenter la serre.
— Du calme, du calme, le morigéna Damon. Callista t’aime. Elle ne se laissera pas persuader par Léonie.
— Je ne suis même plus sûr qu’elle m’aime, dit Andrew avec désespoir. Elle ne me laisse pas la toucher, l’embrasser…
Damon dit avec douceur :
— Je croyais te l’avoir expliqué : elle ne peut pas. Ce sont… des réflexes. Plus profonds que tu ne peux imaginer. Une habitude inculquée pendant des années ne peut pas s’oublier en quelques jours, et pourtant, je t’assure qu’elle essaye de toutes ses forces de surmonter ce… ce profond conditionnement. Tu sais, n’est-ce pas, que dans une Tour il serait impensable qu’elle te prenne la main, comme je l’ai vue faire, et qu’elle te laisse lui baiser le bout des doigts. As-tu idée du combat que cela représente, contre des années d’entraînement, de conditionnement ?
Contre sa volonté, Damon se souvenait en ce moment d’une époque de sa vie qu’il s’était méthodiquement appris à oublier : combat solitaire, d’autant plus dur qu’il n’était pas physique, pour étouffer ses sentiments à l’égard de Léonie, pour contrôler jusqu’à ses pensées, afin qu’elle ne devine jamais ce qu’il dissimulait. Il n’aurait jamais osé imaginer seulement qu’il pouvait la frôler du bout des doigts, ainsi que Callista l’avait fait pour Andrew avant de monter l’escalier.
Avec soulagement, il s’aperçut qu’Ellemir était entrée dans la serre. Elle s’avança entre les rangées de plantes, et s’agenouilla devant une vigne chargée de grappes. Elle se releva en disant avec satisfaction :
— Si nous avons encore un jour de soleil, les raisins seront mûrs pour les noces.
Puis son sourire disparut devant les traits tirés de Damon et le silence désespéré d’Andrew. Elle s’approcha sur la pointe des pieds, et entoura Damon de ses bras, sentant qu’il avait besoin de son réconfort, de son contact. Elle aurait voulu pouvoir réconforter aussi Andrew, qui dit avec détresse :
— Et même si Léonie donne son consentement, que fera votre père ? Est-ce qu’il consentira, lui ? Je crois qu’il ne m’aime pas beaucoup…
— Il t’aime beaucoup, dit Ellemir, mais tu dois comprendre qu’il est très orgueilleux. Il me trouvait trop bien pour Damon, mais je suis en âge de faire ce qui me plaît. S’il m’avait offerte à Aran Elhalyn, qui occupe le trône à Thendara, Papa ne l’aurait pas encore trouvé assez bon. Quant à Callista, aucun homme né d’une femme ne serait assez bien, fût-il riche comme le Seigneur de Carthon et bâtard d’un dieu ! Et puis, même de nos jours, c’est un grand honneur que d’avoir un enfant à Arilinn. Callista devait être Gardienne d’Arilinn, et il sera très dur pour Papa d’y renoncer.
Andrew sentit le cœur lui manquer. Elle reprit :
— Ne t’inquiète pas ! Je crois que tout va s’arranger. Tiens, regarde, voilà Callista.
La porte s’ouvrit en haut de l’escalier, et Callista descendit dans la serre, et leur tendit les mains.
— Je ne retournerai pas à Arilinn, dit-elle, et Papa a donné son consentement à notre mariage…
Sa voix se brisa. Andrew lui tendit les bras, mais elle se détourna, et, appuyée à l’épaisse cloison de verre, pleura, le visage dans ses mains, ses frêles épaules secouées de sanglots.