Oubliant tout hormis sa détresse, Andrew s’avança vers elle ; Damon lui toucha le bras en secouant fermement la tête. Désolé, Andrew s’arrêta, considérant avec un désespoir impuissant sa fiancée en pleurs, incapable de supporter son chagrin, incapable de la consoler.
Ellemir s’approcha et l’obligea doucement à se retourner.
— Ne t’appuie pas à ce verre froid, ma chérie, alors que tu peux pleurer sur nos trois épaules.
Elle essuya les yeux de sa sœur avec son tablier.
— Alors, raconte. Léonie a été très dure avec toi ?
Callista secoua la tête, clignant ses paupières rougies.
— Oh non, elle ne pouvait pas être plus gentille…
Ellemir, sceptique, rétorqua :
— Alors, pourquoi brailles-tu comme un banshee ? Nous voilà tous les trois, attendant dans l’angoisse, craignant qu’on ne t’ait ramenée à la Tour, et quand tu nous annonces que tout est arrangé et que nous sommes prêts à nous réjouir avec toi, tu te mets à sangloter comme une servante enceinte !
— Ne… s’écria Callista. Léonie… Léonie a été compréhensive. Je suis certaine qu’elle a compris. Mais Papa…
— Pauvre Callie, dit Damon avec douceur. Sa langue est acérée, j’en ai souvent fait l’expérience.
Andrew entendit le diminutif avec surprise et un pincement de jalousie. Il n’y avait jamais pensé, et ce nom familier que Damon avait si naturellement employé indiquait une intimité qui soulignait son propre isolement. Il dut se rappeler que Damon vivait dans la maison depuis l’enfance de Callista.
Callista leva les yeux et dit avec calme :
— Léonie m’a relevée de mon serment, Damon, et sans condition.
Damon sentit son angoisse sous son calme de surface et pensa : Si Andrew la rend malheureuse, je le tuerai. Tout haut, il dit :
— Ton père naturellement, ce fut une autre histoire. Il a été terrible ?
Pour la première fois, Callista sourit.
— Terrible, oui, mais Léonie est encore plus entêtée. Elle a dit qu’on ne pouvait pas enchaîner un nuage. Alors, Papa s’en est pris à moi. Oh, Andrew, il m’a dit des choses épouvantables, que tu avais abusé de son hospitalité, que tu m’avais séduite…
— Maudit vieux tyran ! dit Damon avec colère, tandis qu’Andrew serrait les dents pour contenir sa fureur. S’il croit ça…
— Plus maintenant, dit Callista, avec, dans les yeux, une lueur de son ancienne gaieté. Léonie lui a rappelé que je n’avais plus treize ans ; que lorsque les portes d’Arilinn s’étaient refermées sur moi, il avait renoncé au droit de me donner ou refuser en mariage ; que même si Léonie m’avait trouvée impropre au travail de la Tour et qu’elle m’en ait renvoyée avant ma majorité, cela aurait été à elle – et non à lui – de me trouver un mari. Et bien d’autres vérités premières qu’il a trouvées dures à entendre.
— Louée soit Evanda, tu as retrouvé le sourire, ma chérie, dit Ellemir. Mais comment Papa a-t-il pris ces vérités ?
— Eh bien, ça ne lui a pas plu, comme tu l’imagines, dit Callista. Mais à la fin, il n’a rien pu faire qu’accepter. Je crois même qu’il était content de se quereller avec Léonie. Nous faisons tellement ses quatre volontés depuis qu’il est blessé ! Il est redevenu lui-même, et, je suppose, il a dû se sentir revivre quand il eut grommelé son consentement. Léonie s’est mise en devoir de le charmer – elle lui a représenté comme il avait de la chance d’avoir deux gendres adultes pour gouverner le domaine (si bien que Domenic pourrait prendre sa place au Conseil) et deux filles qui vivaient ici et lui tiendraient compagnie. Enfin, Léonie, il l’a dit, lui avait bien fait comprendre que je n’avais pas besoin de sa bénédiction pour me marier, mais il voudrait te bénir, Andrew.
Andrew était encore furieux.
— Si ce vieux tyran croit que je me soucie de sa bénédiction ou de sa malédiction… commença-t-il.
Mais Damon, lui posant la main sur le bras, l’interrompit.
— Andrew, cela signifie qu’il t’accepte pour fils, et, pour l’amour de Callista, je crois que tu devrais accepter sa bénédiction avec autant de bonne grâce que tu pourras. Callie a déjà perdu une famille quand elle a choisi, par amour pour toi, de ne pas retourner à Arilinn. À moins que tu ne le haïsses au point de ne pas pouvoir habiter sous son toit…
— Je ne le hais pas du tout, dit Andrew, mais je suis capable d’entretenir une femme dans mon monde. Je ne veux pas venir à lui sans un sou, et accepter la charité.
Damon dit doucement :
— La charité, Andrew, est de ton côté et du mien. Il vivra peut-être encore de longues années, mais il ne remarchera jamais. Domenic devra prendre sa place au Conseil. Son plus jeune fils n’a que onze ans. Si tu lui enlèves Callista, tu le laisses à la merci d’étrangers mercenaires ou de parents éloignés qui viendront par cupidité, pour le gruger tant qu’ils pourront. Si tu restes ici, si tu l’aides à gouverner son domaine et lui laisses la compagnie de sa fille, tu lui donnes beaucoup plus que tu ne reçois.
À la réflexion, Andrew concéda que Damon avait raison.
— Quand même, si Léonie lui a arraché son consentement de force…
— Non, sinon il ne t’offrirait pas sa bénédiction, dit Damon. Je l’ai connu toute ma vie. S’il avait donné son consentement à regret, il aurait dit, par exemple, prends-la et allez au diable, tous les deux. N’est-ce pas, Callista ?
— Damon a raison : père est terrible dans sa colère, mais il n’est pas rancunier.
— Encore moins que moi, dit Damon. Esteban a des colères subites, mais qui retombent tout de suite, et il t’embrasse d’aussi bon cœur qu’il te battait l’instant d’avant. Vous vous querellerez peut-être à nouveau – c’est même probable –, car il est dur et irritable. Mais il n’est pas homme à resservir tout le temps ses vieux griefs comme du porridge froid !
Quand Damon et Ellemir furent partis, Andrew regarda Callista et dit :
— Est-ce là vraiment ce que tu désires, mon amour ? Je ne déteste pas ton père. J’étais furieux, simplement, qu’il t’ait rudoyée et fait pleurer. Si tu veux rester ici…
Elle leva les yeux sur lui, et ils se sentirent de nouveau très proches, comme ils l’étaient avant de se rencontrer, éprouvant une intimité beaucoup plus étroite que celle qui naissait du contact hésitant de leurs doigts. Seul attouchement qu’elle pût se permettre.
— Si toi et Papa n’aviez pas pu vous entendre, je t’aurais suivi n’importe où sur Ténébreuse, ou n’importe où dans votre Empire des étoiles, mais avec une douleur que je ne peux imaginer. Mon foyer est ici, Andrew. Mon vœu le plus cher est de pouvoir y passer ma vie.
Il porta le bout de ses doigts à ses lèvres et dit doucement :
— Alors, ce sera aussi mon foyer, ma bien-aimée. À jamais.
Quand Andrew et Callista rejoignirent les autres dans la maison, ils trouvèrent Damon et Ellemir assis l’un près de l’autre sur un banc, à côté de Dom Esteban. Comme ils entraient, Damon se levait et s’agenouillait devant son futur beau-père. Andrew n’entendit pas les paroles de Damon, auxquelles le seigneur Alton répondit en souriant :
— Tu m’as prouvé bien des fois que tu étais un vrai fils pour moi, Damon. Il ne m’en faut pas plus. Reçois ma bénédiction.
Il posa sa main sur la tête de Damon, qui se releva alors et l’embrassa sur la joue.
Puis, par-dessus la tête de Damon, Dom Esteban regarda Andrew avec un sourire sévère.
— Es-tu trop fier pour t’agenouiller afin de recevoir ma bénédiction, Ann’dra ?