Il le suppliait presque, à présent.
— N’est-ce pas ?
Roland finit par le regarder, et Eddie s’en réjouit. C’était déjà assez difficile comme ça, assez misérable, sans avoir à supporter de voir son dinh détourner et baisser le regard.
— Et peut-être que ça n’aura aucune incidence, qu’on reste un peu plus. Si on se concentre sur ces deux femmes allongées côte à côte dans ces deux lits, Roland — si on se concentre sur Suze et Mia telles qu’on les a vues pour la dernière fois —, alors il nous sera peut-être possible de pénétrer dans leur histoire à ce moment précis. Pas vrai ?
Au bout d’un long temps de réflexion, pendant lequel Eddie ne sut pas dire s’il avait respiré ou pas, le Pistolero hocha la tête. Cela ne pourrait pas se produire s’ils trouvaient sur le Chemin du Dos de la Tortue ce que le Pistolero désignait comme « portes des Anciens », parce que ces portes étaient dédiées, et qu’elles réapparaissaient toujours au même emplacement. Mais s’ils devaient trouver une porte magique, quelque part sur le Chemin en question, à Lovell, une porte laissée en arrière au moment où le Prim s’était retiré, alors oui, peut-être pourraient-ils pénétrer là où ils le souhaitaient. Mais les portes de ce genre pouvaient aussi jouer des tours. Ils l’avaient découvert à leurs dépens, dans la Grotte des Voix, quand la porte qui s’y trouvait avait envoyé Jake et Callahan à New York, au lieu de Roland et Eddie, faisant ainsi voler en éclats tous leurs plans, les expédiant au Pays de Dix-Neuf.
— Que doit-on faire d’autre ? demanda Roland.
Il n’y avait dans sa voix aucune colère, mais Eddie y perçut de la fatigue et de l’incertitude.
— Quoi que ce soit, ce ne sera pas une mince affaire. C’est la seule chose que je puisse te garantir.
Eddie prit l’acte de vente et le considéra avec un air plus sinistre et lugubre qu’aucun Hamlet de toute l’histoire du théâtre contemplant le crâne du malheureux Yorick. Puis il releva les yeux et les posa sur Roland.
— Ce papier nous assure la propriété du terrain vague et de la rose qui y pousse. Il faut qu’on l’apporte à Moses Carver, des Industries Dentaires Holmes. Et où est-ce qu’on va le trouver ? On n’en sait rien.
— Pour tout dire, Eddie, on n’est même pas sûrs qu’il soit toujours en vie.
Eddie lâcha un petit rire féroce.
— Tu dis vrai, grand merci ! Pourquoi est-ce que je ne fais pas demi-tour, Roland ? Je n’ai qu’à nous ramener chez Stephen King. On pourrait le taper de vingt ou trente dollars — parce que, mon frère, je ne sais pas si tu as remarqué, mais on n’a pas un kopeck sur nous, à nous deux. Mais, surtout, on pourrait le forcer à nous créer un bon vieux privé de la vieille école, un type avec la dégaine de Bogart et les méthodes de Clint Eastwood. Et il n’aura qu’à nous retrouver ce Carver, lui !
Il secoua la tête, comme pour en effacer le contenu. Le murmure des voix bourdonnait doucement à ses oreilles, antidote parfait à l’insupportable carillon du vaadasch.
— Ce que je veux dire, c’est que ma femme est quelque part, et qu’elle a des gros soucis, aussi bien elle s’est fait dévorer vivante par des vampires ou des insectes vampires, et moi je suis assis là au bord d’une route de campagne, avec un type dont les seules compétences consistent à descendre les gens, et je discute du moyen de mettre sur pied une putain de multinationale !
— Ralentis, ordonna Roland.
Maintenant qu’il s’était résigné à rester un peu plus longtemps dans ce monde, il paraissait plus calme.
— Dis-moi ce qu’on doit faire, d’après toi, avant de pouvoir frapper la route et déguerpir pour de bon de ce où et de ce quand.
Et c’est ce que fit Eddie.
Roland en avait déjà entendu une bonne partie, mais sans mesurer complètement à quel point la situation dans laquelle ils se retrouvaient était complexe. Ils étaient propriétaires du terrain vague sur la 2e Avenue, certes, mais le fondement sur lequel reposait cette propriété était un document holographique qui aurait paru plus que contestable, devant un tribunal, particulièrement si les puissances-qui-étaient de la Sombra Corporation lâchaient leurs avocats sur cet os-là.
Eddie voulait porter cette assignation à Moses Carver, s’il le pouvait, ainsi que cette information d’importance : sa filleule, Odetta Holmes, portée disparue depuis treize ans, à l’été 1977, était vivante et en bonne santé, et souhaitait par-dessus tout que Carver assume la garde, non seulement du terrain vague lui-même, mais de certaine rose sauvage qui y poussait.
Il faudrait se montrer suffisamment convaincant auprès de Moses Carver — s’il était toujours en vie — pour faire absorber la Tet Corporation par les Industries Holmes (et vice versa). Et ce n’était pas tout ! Il faudrait qu’il consacre le temps qu’il lui restait à vivre (et Eddie avait dans l’idée que Carver devait approcher de l’âge d’Aaron Deepneau, à l’époque) à bâtir un géant de la finance et de l’industrie dont le seul but réel serait de contrecarrer les projets de deux autres géants, Sombra et North Central Positronics, et de les attendre à chaque tournant. Voire de les prendre à la gorge et de les achever, pour les empêcher de devenir un monstre laissant derrière lui son sillage de mort dans les terres ravagées de l’Entre-Deux-Mondes, et blessant mortellement la Tour Sombre elle-même.
— Peut-être qu’on aurait dû laisser cette signation à sai Deepneau, dit Roland après qu’Eddie eut fini de lui présenter la situation. Au moins il aurait pu localiser ce Carver et lui raconter notre histoire à notre place.
— Non, on a bien fait de la garder.
C’était bien là une des rares choses dont Eddie était certain.
— Si on avait laissé ce bout de papier à Aaron Deepneau, tu peux être sûr qu’il serait réduit en cendres, à l’heure qu’il est.
— Tu penses que Tower se serait repenti d’avoir signé le marché et qu’il aurait persuadé son ami de détruire l’acte ?
— Je le sais, affirma Eddie. Mais même si Deepneau avait réussi à tenir tête au blabla infernal de son vieil ami, pendant des heures et des heures — « Brûle-le, Aaron, ils m’ont forcé la main, et maintenant ils veulent me pigeonner, tu le sais aussi bien que moi, brûle-le et on pourra envoyer les flics aux trousses de ces momsers » —, tu penses vraiment que Moses Carver croirait une histoire aussi frappadingue ?
Roland eut un pâle sourire.
— À mon avis, le problème ne serait pas qu’il la croie ou pas, Eddie. Parce que, si tu y réfléchis une seconde, je te prie, quelle proportion de notre histoire frappadingue Aaron Deepneau a-t-il seulement entendue ?
— Pas assez, convint Eddie.
Il ferma les yeux et appuya la base de ses paumes contre ses paupières. Fort.
— Je ne vois qu’une personne qui serait capable de convaincre Moses Carver de faire ce qu’on lui demandera de faire, et pour l’instant elle est occupée ailleurs. Pendant l’année 99. Et d’ici là, Carver sera aussi mort que Deepneau, et peut-être que Tower lui-même.
— Eh bien, que peut-on faire sans elle ? Qui te donnerait satisfaction ?