Eddie se disait que peut-être Susannah pourrait revenir en 1977 sans eux, puisque elle, au moins, n’y était pas encore venue. Enfin… elle était venue vaadasch, mais pour lui ça ne comptait pas vraiment. Il supposait qu’elle se retrouverait peut-être bannie de 1977 sur le simple prétexte qu’elle faisait partie du ka-tet de Roland et d’Eddie. Ou sur d’autres prétextes, d’ailleurs. Eddie n’en savait rien. Lire toutes les clauses avant de signer pour trouver la petite bête n’avait jamais été dans ses habitudes. Il se tourna vers Roland pour lui demander son avis, mais Roland le devança.
— Et notre dan-tete ?
Eddie avait beau comprendre le terme — il signifiait bébé dieu, ou petit sauveur — il ne comprit pas tout de suite où le Pistolero voulait en venir. Puis, subitement, tout lui parut clair. Leur dan-tête de Waterford ne leur avait-il pas prêté la voiture dans laquelle ils se tenaient en ce moment même, grand merci ?
— Cullum ? C’est de lui que tu veux parler, Roland ? Le type avec sa vitrine pleine de balles de base-ball dédicacées ?
— Tu dis vrai, répondit Roland.
Il parlait de ce ton sec qui révélait non pas de l’amusement, mais une légère exaspération.
— Et surtout, ne laisse pas déborder ton enthousiasme devant cette idée.
— Mais… tu lui as dit de s’en aller ! Et il était d’accord pour partir !
— Et tu trouves qu’il se réjouissait vraiment d’aller rendre visite à son ami, dans le Vermong ?
— Vermont, corrigea Eddie, incapable de réprimer un petit sourire.
Pourtant, sourire ou pas, ce qu’il ressentait le plus fortement, c’était un profond désarroi. Il avait dans l’idée que cet horrible raclement qu’il entendait en imagination était la main droite à deux doigts de Roland, en train de fourrager au fond du canon.
Roland haussa les épaules, comme s’il se moquait complètement que Cullum ait parlé de se rendre dans le Vermont, ou dans la Baronnie de Garlan.
— Réponds à ma question.
— Eh bien…
Cullum n’avait pas exactement exprimé de l’euphorie à l’état pur, à l’idée de partir. Depuis le début, il avait plus réagi comme l’un des leurs que comme l’un des mangeurs d’herbe parmi lesquels il vivait (Eddie reconnaissait les mangeurs d’herbe avec une facilité déconcertante, puisqu’il en avait été un lui-même, avant que Roland vienne le kidnapper et commence à lui enseigner ses leçons de tuerie). Cullum avait été très intrigué par les pistoleros, et curieux de savoir ce qui les amenait dans cette petite ville. Mais Roland avait su se montrer très emphatique, et il avait le don de se faire obéir des gens.
À présent, il dessinait des moulinets avec sa main droite, son vieux geste d’impatience. Fais vite, au nom de ton père. Chie ou descends de la chaise.
— J’imagine qu’il n’avait pas vraiment envie d’y aller. Mais ça ne veut pas dire qu’il soit toujours chez lui, à East Stoneham.
— Pourtant il y est. Il n’est pas parti.
Eddie réussit tant bien que mal à empêcher sa mâchoire de s’ouvrir en grand.
— Comment le sais-tu ? Tu es entré en contact par le shirting, c’est ça ?
Roland secoua la tête.
— Alors comment…
— Le ka.
— Le ka ? Le ka ? Et qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, bordel ?
Roland avait le visage hagard et épuisé, et la peau blême, en dessous de son bronzage.
— Qui d’autre connaissons-nous, dans cette partie du monde ?
— Personne, mais…
— Alors c’est lui.
Roland s’exprimait d’une voix monocorde, comme s’il se contentait d’énoncer des évidences à un enfant : en haut, c’est au-dessus de ta tête, en bas, c’est vers tes pieds.
Eddie s’apprêtait à lui répondre que c’était stupide, rien que de la pure superstition, mais il décida de se taire. Si on exceptait Deepneau, Tower, Stephen King et cette horreur de Jack Andolini, John Cullum était bel et bien la seule personne qu’ils connaissaient dans cette partie du monde (ou à ce niveau de la Tour). Et après ce qu’Eddie avait vu au cours des derniers mois — bon Dieu, au cours de la dernière semaine — qui pouvait-il accuser de céder à la superstition ?
— D’accord, admit le jeune homme. On devrait peut-être tenter le coup.
— Comment entrer en contact avec lui ?
— On peut l’appeler de Bridgton. Mais dans une histoire, Roland, un personnage secondaire tel que John Cullum ne quitterait jamais le banc des remplaçants pour venir sauver la partie. On ne trouverait pas ça réaliste.
— Dans la vie, répliqua Roland, je suis certain que ça arrive tout le temps.
Et Eddie éclata de rire. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire d’autre ? C’était du Roland tout craché.
Ils venaient tout juste de dépasser ce panneau, quand Eddie se tourna vers Roland.
— Fouille un peu dans la boîte à gants, histoire de voir si le ka ou le Rayon ou je ne sais qui d’autre ne nous aurait pas laissé un peu de monnaie, pour la cabine.
— La boîte à… Tu veux dire, ce petit panneau, là ?
— Ouais.
Roland commença par essayer de tourner le petit bouton chromé qui se trouvait au milieu, puis changea de tactique et appuya dessus. Le contenu de la boîte n’était pas bien excitant, et leur petite escapade en apesanteur n’avait rien arrangé. Il vit des reçus de cartes de crédit, un très vieux tube de pâte à dents qu’Eddie appelait du « dents-qui-fri-sent » (Roland put déchiffrer les mots HOLMES DENTAIRE presque sans effort), une fauteur graffie montrant une petite fille tout sourire — la nièce de Cullum, peut-être bien — à dos de poney, un bâtonnet qu’il prit d’abord pour de la dynamite (et dont Eddie lui expliqua qu’il s’agissait d’une fusée de détresse, à utiliser en cas d’urgence), un magda-zine… et une boîte à cigares. Roland ne put lire le mot inscrit dessus, mais ça ressemblait à Plages. Il montra la boîte à Eddie, dont le regard s’éclaira.
— Ça dit « Péages », commenta-t-il. Tu as peut-être raison, concernant Cullum et le ka. Ouvre-la, Roland, s’il te sied.
L’enfant qui avait confectionné cette boîte l’avait décorée d’un petit loquet charmant (et plutôt maladroit) sur le devant, pour la tenir fermée. Roland le fit glisser, ouvrit la boîte et exposa au regard d’Eddie un grand nombre de pièces de monnaie d’argent.
— Est-ce que ça suffira pour appeler la maison de sai Cullum ?
— Ouais. On dirait bien qu’il y aurait de quoi appeler Fairbanks, en Alaska. Mais ça ne nous sera pas d’une grande utilité, si Cullum est en route pour le Vermont.
La place centrale de Bridgton était flanquée sur un de ses côtés d’une épicerie et d’une pizzeria. Une salle de cinéma (« La Lanterne Magique ») et un grand magasin (Reny’s) leur faisaient face. Entre le cinéma et le grand magasin apparaissait un petit recoin équipé de bancs et de trois cabines téléphoniques.