Eddie passa la main dans la boîte de Cullum et en sortit six dollars en petite monnaie, qu’il tendit à Roland.
— Je veux que tu ailles là-bas, dit-il en montrant l’épicerie du doigt, et que tu m’achètes une boîte d’aspirine. Tu sauras la reconnaître ?
— De l’astine. Je la reconnaîtrai.
— Je veux la plus petite taille de boîte, parce que six dollars, ça ne fait pas lourd. Ensuite, va juste à côté, dans la boutique qui s’appelle « Pizzas et sandwiches de Bridgton ». S’il te reste au moins seize de ces petites pièces, dis-leur que tu veux un grand mixte.
Roland opina de la tête, ce qui ne suffit pas à Eddie.
— Je voudrais t’entendre le dire.
— Un miste.
— Mixte.
— Micste.
— Mi…
Eddie abandonna.
— Roland, essaie « club », pour voir.
— Club.
— Très bien. S’il te reste au moins seize de ces pièces, demande un club. Tu saurais dire « avec plein de mayo » ?
— Plein de mayo.
— Ouais. S’il t’en reste moins de seize, demande un sandwich au salami. Dis bien sandwich, pas popkin.
— Un sandy-tcho salami.
— Ça fera l’affaire. Et ne dis rien d’autre, sauf si c’est vraiment nécessaire.
Roland hocha la tête. Eddie avait raison, il valait mieux ne pas parler. Il suffisait aux gens de le regarder pour savoir, au fond d’eux-mêmes, qu’il n’était pas du coin. Et ils avaient une fâcheuse tendance à s’écarter sur son passage. Autant ne pas en rajouter.
Le Pistolero porta la main à sa hanche gauche en se retournant, une vieille habitude qui cette fois-ci ne lui procura aucun soulagement. Ses deux revolvers se trouvaient dans le coffre de la Galaxie de Cullum, enroulés dans leurs ceinturons.
Avant qu’il ait pu s’éloigner, Eddie l’attrapa par l’épaule. Le Pistolero pivota, les sourcils arqués, et posa ses yeux délavés sur son ami.
— On a une expression, dans notre monde, Roland. On dit « faire contre mauvaise fortune bon cœur ».
— Ce qui veut dire ?
— Exactement ce qu’on est en train de faire, mon vieux. Souhaite-moi bonne chance.
Roland hocha la tête.
— Si fait, je te la souhaite. Je nous la souhaite à tous deux.
Il s’éloignait déjà, quand Eddie le rappela. Cette fois-ci, il lut sur le visage du Pistolero les signes d’une légère impatience.
— Ne te fais pas tuer en traversant la rue, lança le jeune homme, avant de se mettre à imiter le parler de John Cullum. Y a des types pôs bien embouchés, et i’vont pas à ch’vôl.
— Va passer ton appel, Eddie, répondit Roland avant de traverser la grand-rue de Bridgton avec une lente assurance, et cette démarche chaloupée de laquelle il avait parcouru mille autres grand-rues dans mille autres petites villes.
Eddie l’observa un moment, puis se tourna vers le téléphone et parcourut la notice. Puis il décrocha le combiné et composa le numéro des Renseignements.
« Il n’est pas parti », avait dit le Pistolero avec cette certitude impassible, en parlant de John Cullum. Et pourquoi ? Parce que Cullum était l’autre bout du fil, ils n’avaient personne d’autre à appeler. Autrement dit, encore un coup du foutu vieux ka de Roland de Gilead.
Après une brève attente, l’opératrice des Renseignements lui cracha le numéro de Cullum. Eddie essaya de le mémoriser — il avait toujours été bon, pour se rappeler les chiffres, Henry l’appelait parfois le Petit Einstein — mais cette fois-ci, il ne se sentit pas très assuré. Il avait l’impression qu’il était arrivé des bricoles ou bien à ses facultés de penser en général (ce qu’il ne croyait pas vraiment), ou bien à sa capacité à se remémorer certains artefacts de ce monde (ce qui lui paraissait plus plausible). En réclamant le numéro pour la deuxième fois — ce coup-ci, il le nota sur la couche de poussière qui s’était accumulée sur la petite tablette de la cabine — Eddie se surprit à se demander s’il serait toujours capable de lire un roman, ou de suivre l’intrigue d’un film, à partir des images se succédant sur l’écran. Il en doutait pas mal. Et quelle importance ? Juste à côté, La Lanterne Magique jouait La Guerre des Étoiles, et le jeune homme se dit que s’il arrivait dans la clairière au bout du sentier sans avoir revu Luke Skywalker ni entendu la respiration poussive de Dark Vador, il ne s’en porterait pas plus mal.
— Merci, madame, dit-il à l’opératrice, et il s’apprêtait à composer le numéro quand une série d’explosions derrière lui le fit sursauter.
Il pivota, le cœur battant à tout rompre, la main droite plongeant instinctivement à la ceinture — prêt à affronter des Loups, ou des écumeurs, ou peut-être même ce salopard de Flagg…
Mais il ne vit qu’une brochette de gamins assis sur un canapé, leurs visages niais et brunis par le soleil complètement hilares. L’un d’eux venait de lancer un chapelet de pétards, sans doute un reste du 4 Juillet — les mêmes que ceux avec lesquels jouaient les gamins de Calla Bryn Sturgis.
Si j’avais eu un pistolet sur moi, j’aurais probablement descendu deux ou trois de ces morveux, se dit-il. Tu veux faire l’andouille ? Ben voilà une bonne façon de commencer. Oui. Très bien. Et peut-être aussi qu’il n’en aurait rien fait. Quoi qu’il en soit, il lui fallait bien admettre qu’il n’était plus vraiment en sécurité, dans ces contrées plus civilisées.
— Faudra t’y faire, murmura-t-il, avant d’ajouter l’expression fétiche du grand sage & éminent junkie, face aux petits problèmes de la vie : Mon pote.
Il composa le numéro de John Cullum sur le vieux cadran rotatif, et lorsqu’il entendit une voix de robot — l’arrière-arrière-arrière-grand-mère de Blaine le Mono, peut-être — lui demander d’insérer quatre-vingt-dix cents, Eddie mit un dollar. Au diable l’avarice, il était en train de sauver le monde.
La sonnerie retentit une fois… puis deux… et on décrocha !
— John ! hurla presque Eddie. Bordel, mon pote ! John, c’est…
Mais à l’autre bout, la voix répondait déjà. En digne enfant de la fin des années quatre-vingt, Eddie savait que ça n’augurait rien de bon.
— … êtes bien chez John Cullum, de l’entreprise Cullum, petits travaux et entretien, fit la voix de Cullum avec son fameux accent traînant du Sud. J’ai dû m’absenter en urgence, voyez-vous, et je peux pas dire exactement quand je serai de retour. Si ça cause du dérangement, je vous en demande bien pardon, z’avez qu’à appeler Gary Cromwell, au 926-5555, ou Junior Baker, au 929-4211.
Le découragement d’Eddie — son décourôg’ment, comme aurait dit Cullum — avait fondu comme neige au soleil dès qu’il avait entendu la voix du bonhomme dire qu’il ne savait pas exactement quand il serait de retour. Parce que Cullum était là, dans son petit terrier de hobbit sur la rive ouest de l’Étang de Keywadin, assis dans son canapé bien rembourré de hobbit, ou bien dans un de ses fauteuils de hobbit assortis. Assis là à filtrer ses appels grâce à sa vieille guimbarde de répondeur du milieu des années soixante-dix. Et Eddie le savait, parce que… eh bien…
Parce qu’il le savait, point barre.
L’enregistrement sommaire ne parvenait pas à masquer la pointe d’humour qui perçait dans la voix de Cullum, à la fin de son message.
— Bon, et si vous êtes toujours décidé à causer à votre serviteur, ben laissez un message après le bip sonore. Mais la faites pas trop longue.