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— À eux deux, Cullum et Deepneau sauront retrouver la trace de Moses Carver, expliqua Eddie. Et je pense pouvoir donner à Cullum assez d’informations concernant Suze — des détails intimes — pour convaincre Carver qu’elle est toujours en vie. Mais après ça… eh bien, ça dépendra beaucoup de ces deux gars, s’ils ont su se montrer persuasifs. Et de leur envie d’œuvrer pour la Tet Corporation, dans leur vieil âge. Hé, on pourrait bien avoir des surprises ! Je n’imagine pas Cullum en costume-cravate, mais parcourir le pays histoire de mettre des bâtons dans les roues des petites affaires de la Sombra ?

Il y réfléchit une seconde, la tête penchée, puis opina avec un sourire.

— Ouais, ça je l’vois bien.

— Le parrain de Susannah pourrait bien être un drôle de vieux bonhomme lui-même, fit remarquer Roland. D’une autre couleur, c’est tout. Ce genre de types parlent un langage à eux, quand ils sont an-tet. Et peut-être bien que je pourrais donner à John Cullum quelque chose qui l’aidera à convaincre Carver de se jeter dans le bain avec nous.

— Un sigleu ?

— Oui.

Eddie parut intrigué.

— Quel genre de sigleu ?

Avant que Roland ait pu répondre, Eddie écrasa la pédale de frein. Ils étaient arrivés à Lovell, sur la Route 7. Devant eux, zigzaguant le long du bas-côté, ils aperçurent un vieillard à la chevelure blanche et hirsute. Il portait un morceau de tissu sale et lourd qu’il aurait été impossible de qualifier de robe. Ses bras et ses jambes maigres étaient zébrés d’égratignures. Et d’ampoules, aussi, rouges et à vif. Il allait pieds nus, et en guise d’orteils, il exhibait des griffes jaunes et visiblement acérées. Carré sous l’aisselle, il tenait un objet en bois tout fendu, qui évoquait une lyre brisée. Eddie se fit la remarque que rien n’aurait eu l’air plus déplacé sur une route comme celle-ci, où les seuls piétons qu’ils avaient croisés étaient des joggeurs — visiblement pas du coin — à l’air concentré et par couples assortis, dans leurs shorts en nylon, leurs casquettes de baseball et leurs T-shirts (l’un d’eux portant même l’inscription NE TIREZ PAS SUR LES TOURISTES).

La chose qui errait le long du fossé de la Route 7 se tourna vers eux, et Eddie lâcha un cri d’épouvante involontaire. Les yeux de la créature dégoulinaient sur l’arête de son nez, évoquant des œufs au plat dans une poêle. Un croc lui sortait de la narine, comme une crotte de nez en os. Pourtant, le pire de tout était cet éclat vert mat qu’irradiait son visage, comme si sa peau avait été recouverte d’une fine couche de gruau fluorescent.

La créature les vit et se précipita dans les bois, laissant tomber sa lyre brisée.

— Doux Jésus ! hurla Eddie.

Si c’était là un entrant, il espérait ne plus jamais en croiser un de sa vie.

— Arrête-toi, Eddie ! s’écria Roland, avant d’aplatir la paume de sa main contre le tableau de bord, lorsque la vieille Ford de Cullum s’immobilisa en crabe en soulevant des nuages de poussière, tout près de l’endroit où la chose avait disparu.

— Ouvre l’arrière-train, ordonna le Pistolero en ouvrant sa portière. Prends mon décimeur.

— Roland, je ne voudrais pas dire, mais on est un peu pressés, là, et on a encore cinq kilomètres à faire, avant d’arriver au Chemin du Dos de la Tortue. Je pense vraiment qu’il faudrait qu’on…

— Ferme ta grande gueule d’imbécile et obéis ! gronda Roland, en courant jusqu’à l’orée des bois.

Le Pistolero inspira profondément, et lorsqu’il cria à l’intention de la créature, la puissance de sa voix donna la chair de poule au jeune homme. Il n’avait entendu Roland parler de la sorte qu’une ou deux fois, mais entre-temps il avait rapidement oublié que c’était le sang d’un Roi qui coulait dans ses veines.

Il cria plusieurs phrases dont Eddie ne comprit pas le sens, puis une qu’il déchiffra : « Avance donc, Enfant de Roderick, toi qui es meurtri, toi qui es perdu, et incline-toi devant moi, Roland, fils de Steven, de la lignée d’Arthur l’Aîné ! »

Pendant un moment, rien ne se produisit. Eddie ouvrit le coffre et en sortit le pistolet de Roland. Le Pistolero s’en empara sans un regard pour le jeune homme, sans parler d’un remerciement quelconque.

Trente secondes s’écoulèrent. Eddie s’apprêta à parler, et c’est alors que le feuillage poussiéreux au bord de la route se mit à trembler. Quelques secondes plus tard, l’ignoble hybride réapparut. Il tituba, la tête baissée. Sur le devant de sa robe apparaissait une large auréole humide. Eddie sentit les relents d’urine malade, une odeur forte et monstrueuse.

Alors la créature mit un genou en terre et porta la main à son front, en un geste résigné d’allégeance qui donna à Eddie envie de sangloter.

— Aïle, Roland de Gilead, Roland d’Eld ! Voudras-tu me montrer un sigleu, mon cher ?

Dans une cité du nom de River Crossing, une vieille femme qui se faisait appeler Tantine Talitha avait donné au Pistolero une croix d’argent, sur une fine chaîne. Depuis il la portait autour du cou. Il porta la main à sa gorge et l’extirpa de sous sa chemise, l’exposant au regard de la créature agenouillée — un lent mutant en train de mourir du mal des radiations, pensa Eddie — et la chose poussa un cri d’extase déchirant.

— Souhaites-tu recevoir la paix, à la fin de ton périple, toi Enfant de Roderick ? Souhaites-tu la paix de la clairière ?

— Si fait, mon cher, dit le mutant en pleurant, avant d’ajouter tout un laïus dans un charabia qu’Eddie fut bien incapable de comprendre.

Le jeune homme observa la Route 7 dans les deux sens, s’attendant à voir apparaître des véhicules — on était au beau milieu de l’été, de la haute saison, après tout — mais il ne vit rien venir. La chance était toujours de leur côté. Pour l’instant, du moins.

— Combien êtes-vous, dans les parages ? demanda Roland, interrompant l’entrant.

Tout en parlant, il dégaina son revolver et leva le vieil engin de mort jusqu’à sa poitrine.

L’Enfant de Roderick tendit les mains vers l’horizon, sans lever les yeux.

— Delah, pistolero, car ici les mondes sont fragiles, je dis anro con fa ; sey-sey desene fanno billet cobair can. I Che-vin devar dan do. Pasque ch’étais pien désolé pour eux. Can-toi, cantah, can Discordia, aven la cam mah can. May-mi ? Iffin lah vainen, eth…

— Combien de dan devar ?

La chose réfléchit à la question de Roland, puis étendit les doigts (il y en avait bien dix, remarqua Eddie), cinq fois de suite. Cinquante. Mais cinquante quoi, Eddie n’en savait rien.

— Et Discordia ? ajouta Roland d’un ton sec. Tu dis vrai ? Assurément ?

— Oh, si fait, ainsi dis-je, Chevin de Chayven, fils d’Hamil, ménestrel des Plaines du Sud-qui-furent, où je vivais jadis.

— Dis-moi le nom de la ville sise à proximité de Château Discordia, et je te libérerai.

— Ah, pistolero, tous sont morts, là-bas.

— Je ne le crois pas. Dis-le.

— Fedic ! s’écria Chevin de Chayven, musica errant qui n’aurait jamais pu soupçonner que sa vie s’achèverait là, dans une contrée si lointaine et si étrangère — non pas dans les plaines de l’Entre-Deux-Mondes, mais dans les montagnes du Maine Occidental.

La créature leva soudain vers Roland son épouvantable visage rayonnant. Elle étendit les bras, comme si elle s’était fait crucifier.