— Docteur, il arrive ! s’exclama l’infirmière, transportée d’excitation.
Et il arrivait, en effet. Susannah dut s’arrêter de compter, sous la violence de la douleur qui la terrassa. Qui les terrassa toutes deux. Les enterrant vivantes. Elles hurlèrent en tandem. Scowther ordonnait à Mia de pousser, depousser MAINTENANT !
Susannah ferma les yeux et se mit à pousser de concert, car c’était aussi son bébé… ou ça l’avait été. Et lorsqu’elle sentit la douleur s’échapper d’elle comme un tourbillon d’eau filant dans un égout noir, elle ressentit un chagrin tel qu’elle n’en avait jamais connu. Car c’était en Mia que le bébé s’enfuyait. Les dernières lignes du message vivant que le corps de Susannah avait été conçu pour transmettre. C’était la fin. Quoi qu’il pût arriver ensuite, c’était la fin de cette aventure-là, et Susannah lâcha un cri de soulagement et de regret mêlés. Un cri qui était en soi comme un chant.
Et alors, avant que ne commence l’horreur — cette chose tellement terrible qu’elle s’en rappellerait chaque détail comme si un projecteur était braqué dessus, et ce, jusqu’à son entrée dans la clairière au bout du sentier —, elle sentit l’emprise d’une petite main bouillante autour de son poignet. Susannah tourna la tête, balançant ce faisant le poids malfaisant du casque. Elle entendait ses propres halètements. Ses yeux se plantèrent dans ceux de Mia. Mia entrouvrit les lèvres et prononça une seule parole. Susannah l’entendit résonner au-dessus des rugissements de Scowther (il était penché et scrutait l’entrejambe de Mia, brandissant les forceps à hauteur de son front). Pourtant elle l’entendit bel et bien, et comprit que Mia tentait de tenir sa promesse.
Je te libérerai, si j’en ai l’occasion, lui avait dit sa ravisseuse, et ce mot que Susannah entendait à présent en esprit et déchiffrait sur les lèvres de la femme en plein travail était voll.
Susannah, tu m’entends ?
Je t’entends très bien, répondit Susannah.
Et tu comprends notre marché ?
Si fait. Je t’aide à t’échapper avec ton p’tit gars, si je le peux. Et toi…
Tue-nous, si tu n’y parviens pas ! acheva la voix de Mia, avec férocité.
Jamais elle n’avait crié si fort. C’était en partie dû au câble qui les reliait l’une à l’autre, en déduisit Susannah.
Dis-le, Susannah, fille de Dan !
Je vous tuerai tous les deux, si tu…
Elle s’interrompit. Mia semblait satisfaite, ce qui était une bonne chose, car Susannah n’aurait pu poursuivre, si leurs deux vies en dépendaient. Son regard s’était posé sur l’immense plafond de cette pièce gigantesque, au-dessus des rangées de lits. Et là elle aperçut Eddie et Roland. Ils étaient flous et flottants, apparaissant et disparaissant au plafond, la dévisageant comme des poissons fantômes.
Une autre douleur la frappa, moins fort, cette fois-ci. Elle sentait ses cuisses se durcir, pousser, mais tout ça lui semblait très loin. Sans importance. Ce qui comptait, c’était de savoir si ce qu’elle voyait était bien réel. Était-il possible que son esprit à bout de forces, tentant de s’échapper par tous les moyens, ait pu créer une hallucination pour la soulager ?
Elle le croyait presque. Elle l’aurait sans doute cru, s’ils n’avaient pas été tous les deux nus comme des vers, et entourés d’un ramassis de vieilleries : un bloc-notes, une cacahuète, des cendres, un penny. Et un tapis de sol, Bon Dieu ! Un tapis de sol de voiture, avec la marque Ford imprimée dessus.
— Docteur, j’aperçois la t…
Un râle indigné accueillit l’intrusion de Scowther qui, en parfait gentilhomme, bouscula sans ménagement l’Infirmière Tête-de-Rat pour se rapprocher du giron de Mia. Peut-être avec l’intention d’extirper le p’tit gars avec les dents, qui sait. La chose-faucon, Jey ou Gee, discutait avec Haber dans un dialecte bourdonnant et surexcité.
Ils sont vraiment là, se dit Susannah. Ce tapis de sol en est la preuve.
Elle aurait été incapable de dire en quoi le tapis de sol constituait une preuve de quoi que ce soit, mais elle le savait. Et elle murmura le mot que Mia lui avait donné : voll. C’était un mot de passe. Il ouvrirait au moins une porte, peut-être un grand nombre de portes. Il ne traversa pas l’esprit de Susannah de mettre en doute la parole de Mia. Elles étaient liées, pas seulement par le câble et ces casques qui les maintenaient attachées ensemble, mais par l’acte bien plus primitif (et ô combien plus puissant) de donner la vie. Non, Mia n’avait pas menti.
— Tu vas pousser, espèce de sale garce, bons dieux ! rugit Scowther, et Roland et Eddie disparurent tout à coup pour de bon, comme balayés par la force du souffle de cet homme.
Susannah se tourna sur le côté, sentant ses cheveux collés à son crâne par paquets, consciente de la sueur que déversait son corps, par litres entiers. Elle se hissa un peu plus près de Mia ; un peu plus près de Scowther ; un peu plus près de la crosse hachurée de l’arme automatique de Scowther.
— Reste tranquille, frangine, écoute-moi, je te prie, fit l’un des ignobles en lui touchant le bras.
Il avait la main froide et flasque, recouverte de gros anneaux graisseux. Sous la caresse, elle sentit sa peau rétrécir.
— Ce sera fini dans une minute, et alors tous les mondes changeront. Quand ce petit-là rejoindra les Briseurs à Tonnefoudre…
— La ferme, Straw ! aboya Haber, en repoussant en arrière la créature qui tentait de consoler Susannah.
Puis il se concentra de nouveau sur l’accouchement.
Mia arqua le dos en gémissant. L’infirmière à tête de rat posa les mains sur les hanches de la jeune femme et les repoussa doucement vers le lit.
— Que nenni, que nenni, pousse avec le ventre.
— Bouffe ta merde, espèce de salope ! hurla Mia.
Susannah ne ressentit qu’une faible réplique de sa contraction, une vague douleur, puis plus rien. Le lien entre elles s’amenuisait.
Réunissant tout son pouvoir de concentration, Susannah s’écria au cœur de son propre esprit :
— Hé ! Hé, madame Positronics ! Toujours là ?
— La connexion… est coupée, répondit l’aimable voix de femme.
Comme la première fois, elle parlait au centre de la tête de Susannah, mais cette fois-ci elle lui parut affaiblie, pas plus dangereuse qu’une voix à la radio, qu’on entend brouillée à cause des interférences atmosphériques.
— Je répète : la connexion… est coupée. Nous espérons que vous garderez un bon souvenir de North Central Positronics et que vous vous adresserez à nous pour toutes vos opérations cérébrales. Sans oublier Sombra Corporation ! Leader de la communication d’esprit à esprit, depuis des millénaires !
Un biiiiip à faire grincer les dents stria le cerveau de Susannah, puis le lien disparut complètement. Pas seulement la voix de d’hôtesse de l’air exaspérante, mais aussi tout le reste. Elle avait l’impression qu’on venait de lui retirer un corset très serré et douloureux.