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— Roland ! Tu ne peux pas faire ça ! Pas déjà ! Tu es épuisé !

D’un geste vague il désigna Ote, patiemment assis devant les ténèbres béantes.

— Tu veux te retrouver aussi près du tunnel, quand il fera noir ?

— On peut faire un feu…

— Cette chose a peut-être des amis, des amis qui n’ont pas peur du feu. Tant qu’on était dans ce conduit, la chose n’aurait pas voulu nous partager, parce qu’elle n’y était pas forcée. Mais une fois la nuit tombée elle s’en moquera, surtout si elle veut se venger.

— Une créature pareille ne réfléchit pas. C’est impossible.

C’était plus facile à croire à présent qu’ils étaient dehors. Mais elle savait qu’elle changerait peut-être d’avis, une fois que leurs ombres s’allongeraient et se mêleraient.

— Je ne pense pas qu’on puisse se permettre de courir le risque.

À contrecœur, elle dut bien admettre qu’il avait raison.

4

Heureusement pour eux, la première portion de sentier étroit s’engageant dans les Malterres était assez plate, et lorsqu’ils arrivèrent bel et bien au pied d’une côte, Roland ne vit pas d’objection à ce que Susannah descende à terre et sautille hardiment derrière l’engin qu’elle avait baptisé le Taxi de Luxe de Ho Fat, jusqu’à ce qu’ils atteignent le sommet de la crête. Petit à petit, le Château Discordia s’enfonça derrière eux. Roland poursuivit son chemin quand les rochers leur masquèrent la première tour, mais lorsque la deuxième disparut, il désigna du doigt une tonnelle en pierre sur le bord du chemin et dit :

— C’est ici que nous établirons le campement pour cette nuit, sauf si tu as une objection.

Elle n’en avait pas. Ils avaient réuni assez d’os et de lambeaux d’uniformes kaki pour allumer un feu, mais Susannah savait que leur réserve de combustible était maigre. Les morceaux de tissu brûleraient aussi vite que du papier journal et les os disparaîtraient avant que les aiguilles de la montre chic de Roland (qu’il avait exhibée avec une émotion proche de la vénération) ne se rejoignent pour minuit. Et la nuit suivante, il n’y aurait très vraisemblablement pas de feu, et de la nourriture froide mangée à même les boîtes de conserve. Elle avait bien conscience de ce que les choses auraient pu être bien pires — dans la journée il faisait autour de quinze degrés, plus ou moins, et au moins ils avaient de quoi manger — mais elle aurait donné très cher pour un pull. Encore plus pour une paire de gants.

— On trouvera sans doute des trucs à brûler, sur le chemin, dit-elle avec espoir, quand le feu eut démarré.

En brûlant, les os dégageaient une odeur répugnante, et ils veillèrent à ne pas s’asseoir face au vent.

— Des herbes… des buissons… d’autres os… peut-être même du bois mort.

— Je ne pense pas, corrigea Roland. Pas de ce côté-ci du château du Roi Cramoisi. Pas même de l’herbe du diable, qui pourtant pousse dans tous les fichus recoins de l’Entre-Deux-Mondes.

— Tu n’en sais rien. Tu n’en es pas certain.

Elle ne supportait pas la perspective de jours et de jours entiers d’un froid monotone, contre lequel ils seraient vêtus d’une tenue plus appropriée à une balade printanière dans Central Park.

— Je crois qu’il a assassiné cette terre, lorsqu’il a plongé Tonnefoudre dans les ténèbres, songea Roland à voix haute. Au début ça n’a pas dû être bien méchant, mais maintenant tout est stérile. Mais on peut s’estimer heureux.

Il se pencha vers elle pour toucher un bouton qui avait éclos à côté de sa lèvre inférieure charnue.

— Il y a cent ans, il serait devenu noir, ça se serait étendu et ça t’aurait rongé la peau jusqu’à l’os. Ensuite ça aurait attaqué le cerveau et tu serais devenue folle avant de mourir.

— D’un cancer ? De l’irradiation ?

Roland haussa les épaules, comme pour signifier que peu importait.

— Quelque part au-delà du château du Roi Cramoisi, on tombera peut-être à nouveau sur des collines verdoyantes, voire des forêts. Mais l’herbe sera sans doute enfouie sous la neige, quand on arrivera, vu la saison. Je le sens dans l’air, je le vois à cette façon qu’a le jour de s’obscurcir.

Elle grogna, cherchant désespérément à produire un effet comique, mais tout ce qui vint, c’est un mélange de peur et de lassitude qui l’effraya elle-même. Ote dressa les oreilles et les regarda tous les deux.

— Pourquoi tu n’essaies pas plutôt de me remonter un peu le moral, Roland ?

— Il faut que tu saches la vérité. On peut continuer comme on le fait là pendant un moment, Susannah, mais ça ne sera pas une partie de plaisir. On a assez de nourriture dans ce chariot-là pour tenir un mois ou plus, si on fait durer les réserves… et on y veillera. Quand on arrivera de nouveau en vue d’une terre vivante, on trouvera des animaux, même s’il y a bien de la neige. Et c’est ça que je cherche. Non pas parce qu’on aura faim, même si la chair fraîche sera la bienvenue, mais parce qu’on aura besoin des peaux. J’espère qu’on ne se retrouvera pas dans une situation dramatique, mais…

— Mais tu as peur qu’on en arrive là.

— Oui, dit-il. J’en ai peur. Quand il dure, il n’y a presque rien de plus décourageant que le froid constant — pas assez violent pour tuer, peut-être, mais toujours tapi là, à voler ton énergie et tes réserves de graisse, petit à petit. J’ai bien peur qu’on se prépare un périple très éprouvant. Tu verras.

5

Quand il dure, il n’y a presque rien de plus décourageant que le froid constant.

Le jour, ça allait encore. Ils étaient en mouvement, au moins, ils faisaient fonctionner leurs muscles et circuler leur sang. Pourtant, même dans la journée, elle se mit à redouter les zones dégagées qu’il leur arrivait de traverser, balayées par le vent qui avait parcouru en hurlant des kilomètres de roche nue et crevassée, parfois hérissée d’une butte ou interrompue par une mesa. Les promontoires surgissaient sur fond de ciel bleu et monotone comme les doigts rouges de géants de pierre ensevelis. Le vent semblait se faire plus vif encore alors que Roland et Susannah se traînaient sous les tourbillons laiteux des nuages qui dérivaient le long du Sentier du Rayon. Elle levait ses mains crevassées pour s’en protéger le visage, et elle maudissait cette sensation dans ses doigts, qui ne s’engourdissaient jamais complètement, mais se mettaient à fourmiller et à picoter en profondeur. Ses yeux se remplissaient d’eau sans discontinuer, jusqu’au moment où les larmes jaillissaient sur ses joues. Le sillage des larmes ne gelait jamais, le froid n’était pas suffisamment mordant. Il l’était juste assez pour leur rendre doucement la vie de plus en plus misérable. Pour quelle somme dérisoire aurait-elle été prête à vendre son âme immortelle, durant ces jours détestables et ces nuits effroyables ? Parfois elle se disait qu’un simple pull aurait suffi ; ou bien elle pensait : Non, chérie, tu as trop d’amour-propre pour ça, même en cet instant. Tu serais vraiment prête à passer l’éternité en enfer — voire dans les ténèbres vaadasch — pour un simple pull, certainement pas !

Eh bien, peut-être pas. Mais si le diable qui la tentait devait lui tendre une paire de cache-oreilles…

Et il aurait suffi de tellement peu de chose pour leur rendre la vie plus confortable. Elle y pensait sans relâche. Ils avaient de la nourriture, et de l’eau, aussi, car tous les vingt kilomètres environ, ils étaient tombés sur des pompes encore en état de marche, et qui tiraient de grands flots jaillissants d’eau froide au goût minéral des profondeurs des Malterres.