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Les Malterres. Elle eut des heures, des jours et bientôt des semaines pour méditer sur ce terme. Qu’est-ce qui faisait que des terres étaient mauvaises ? L’eau empoisonnée ? L’eau d’ici n’était pas douce, loin de là, mais elle n’était pas non plus empoisonnée. Le manque de nourriture ? Ils avaient de la nourriture, même si elle se doutait que le problème de la pénurie se poserait peut-être plus tard, s’ils n’en trouvaient pas assez vite. En attendant elle n’en pouvait plus du hachis de bœuf en boîte, sans parler des petits déjeuners à base de raisins secs et des desserts à base de… raisins secs. Pourtant ça restait de la nourriture. Du carburant pour le corps. Qu’est-ce qui faisait que des terres étaient mauvaises, quand on avait à manger et à boire ? Regarder le ciel virer à l’or, puis au brun-roux à l’ouest ; le regarder virer au pourpre puis au noir piqueté d’étoiles à l’est. Elle voyait finir le jour avec une angoisse croissante : la perspective d’une nouvelle nuit interminable, qu’ils affronteraient blottis tous les trois l’un contre l’autre, tandis que le vent gémissait à travers les rochers et que les étoiles dardaient sur eux leur regard glacial. Des étendues infinies de purgatoire gelé, et leurs mains et leurs pieds qui vibraient, et elle se disait : Si seulement j’avais un pull et une paire de gants, ça pourrait aller. Il suffirait de ça, un pull et une paire de gants. Parce qu’il ne fait pas si froid, en fait.

D’ailleurs, à combien descendait réellement la température, à la nuit tombée ? Jamais en dessous de zéro, car l’eau qu’elle avait versée pour Ote ne gelait pas. Elle supposait que la température baissait autour de dix degrés, entre minuit et l’aube ; une nuit ou deux ça avait sans doute approché des cinq degrés, car elle avait remarqué que de petites particules de glace s’étaient formées sur les bords du pot qui servait d’écuelle à Ote.

Elle regarda de plus près sa fourrure. Elle se dit d’abord que ce n’était là qu’un exercice spéculatif, pour passer le temps — comment le métabolisme d’un bafouilleux fonctionnait-il, exactement ? Et cette fourrure (cette fourrure épaisse, d’une épaisseur indécente, d’une épaisseur presque intolérable) lui tenait-elle vraiment chaud ? Petit à petit, elle dut bien admettre que ce qu’elle ressentait était de la jalousie pure et simple, susurrée par la voix de Detta : ce p’tit salopa’d-là, l’a pas f’oid quand i’fait nuit, hein ? Nan, pas lui ! Tu c’ois qu’on pou’ait s’tailler une pai’e de moufles, dans c’te peau-là ?

Elle écartait ces pensées avec véhémence, le cœur malheureux et horrifié, se demandant s’il existait des limites à la méchanceté, au calcul et à la veulerie de l’esprit humain, puis décida qu’elle ne voulait pas vraiment savoir.

Le froid pénétrait de plus en plus profondément en eux, jour après jour, nuit après nuit. Comme une écharde glacée. Ils se serraient l’un contre l’autre, Ote blotti entre eux, puis se retournaient pour changer le côté qui affrontait le froid de la nuit. Le sommeil réellement réparateur ne durait jamais longtemps, quelle que fût leur fatigue. Lorsque la lune fut de nouveau croissante, illuminant les ténèbres, ils passèrent les deux semaines suivantes à marcher de nuit et à dormir le jour. Ce fut un peu mieux.

Les seules traces de vie sauvage qu’ils aperçurent furent de grands oiseaux noirs volant à l’horizon, au sud-est, ou tenant congrès en haut des mesas. Quand le vent était clément, Roland et Susannah entendaient leur conversation stridente et incessante.

— Tu crois que ces trucs auraient bon goût ? demanda un jour Susannah au Pistolero.

La lune avait presque disparu et ils avaient repris leur ancien rythme, avançant de jour pour anticiper certains dangers (notamment des crevasses profondes en travers de leur chemin, ainsi qu’un puits de carbone qui leur parut sans fond).

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ? rétorqua Roland.

— Je pense que non. Mais je dirais pas non à un petit essai.

Elle marqua une pause.

— De quoi tu crois qu’ils vivent ?

Roland ne put que secouer la tête. Le chemin ondulait au milieu d’un fantastique jardin pétrifié de formations rocheuses escarpées et affûtées comme des lames. Plus loin, une centaine d’autres oiseaux noirs rappelant des corbeaux décrivaient des cercles au-dessus du sommet plat d’une mesa, ou bien s’étaient posés sur le bord et contemplaient Roland et Susannah, comme un jury aux yeux noirs en boutons de bottine.

— On devrait peut-être faire un détour, suggéra-t-elle. Histoire de voir ce qu’on trouve.

— Si on perd la piste, il se peut qu’on ne la retrouve pas, fit remarquer Roland.

— C’est des conneries ! Ote pourra…

— Susannah, je ne veux plus en entendre parler ! lança-t-il sur un ton cassant et en colère qu’elle ne lui avait jamais entendu auparavant.

En colère, oui, elle l’avait entendu maintes fois en colère. Mais cette fois-ci elle entendit une pointe de mesquinerie, de bouderie qui l’inquiéta. Et qui lui fit aussi un peu peur.

Ils poursuivirent en silence pendant la demi-heure qui suivit, Roland tirant le Taxi de Luxe de Ho Fat, et Susannah en selle. Puis l’étroit sentier (l’Avenue Malterres, comme elle l’avait rebaptisé) se mit à monter et elle sauta à terre, le rattrapant en route et se calquant sur sa marche. Pour ce genre d’expédition, elle avait déchiré son T-shirt de la Maison de Retraite en lambeaux, qu’elle s’était enroulés autour des mains. Ce qui la protégeait des pierres tranchantes, tout en la réchauffant un petit peu.

Il baissa le regard vers elle, puis se concentra de nouveau sur le chemin. Sa lèvre inférieure saillait légèrement, et Susannah se dit qu’il ne devait pas imaginer combien cette expression lui donnait un air têtu et ridicule — celle d’un gamin de trois ans à qui on a refusé d’aller faire des pâtés sur la plage. Il n’en avait aucune idée, et elle n’avait pas l’intention de le lui dire. Plus tard, peut-être, quand ils pourraient se remémorer ce cauchemar en riant. Quand ils ne se rappelleraient vraiment pas ce qu’il y avait de si terrible à passer la nuit, par dix degrés, à grelotter sur le sol glacé, les yeux grands ouverts, et à voir de temps à autre la traîne de feu d’une météorite érafler le ciel. Le tout en se disant : un pull, c’est tout. Avec un pull je serais heureuse comme une perruche à l’heure de la becquée. Et à se demander s’il y avait assez de fourrure sur le dos d’Ote pour leur faire une paire de chaussettes à chacun, et même si tuer cette petite bête ne serait pas lui rendre service, finalement. Il était tellement triste quand Jake était entré dans la clairière.

— Susannah, dit Roland, j’ai été dur avec toi, à l’instant, j’implore ton pardon.

— Pas la peine.

— Si, je crois que si. Nous avons assez d’ennuis comme ça sans créer de problèmes entre nous. Sans créer de ressentiment ou d’amertume entre nous.

Elle ne répondit rien. Elle leva les yeux vers lui, tandis qu’il scrutait l’horizon, en direction du sud-est, et les oiseaux qui tournaient.

— Ces corbeaux, dit-il.

Elle attendit.

— Dans mon enfance, on les appelait parfois les Merles de Gan. Je vous ai raconté, à Eddie et à toi, que mon ami Cuthbert et moi, nous avions répandu des miettes de pain pour les oiseaux, après la pendaison du cuisinier, n’est-ce pas ?