— Je pense qu’on aura bientôt l’impression de quitter les Malterres, mais je te conseillerai de ne pas te fier à ce que tu vois — quelques bâtisses et quelques ruelles pavées ne suffisent pas à se sentir en sécurité, ou de retour dans la civilisation. Et avant longtemps, nous allons arriver à son château, celui du Casse Roi Russe. Le Roi Cramoisi en est parti, c’est presque certain, mais il a pu nous laisser un piège. Je veux que tu ouvres les yeux et les oreilles. S’il faut palabrer, je veux que tu me laisses faire.
— Que sais-tu que je ne sache pas ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
— Rien, dit-il avec une sincérité qui pour lui était très rare. C’est juste une impression, Susannah. Nous approchons de notre but, à présent, peu importe ce qu’en dit la montre. On est près de gagner notre ascension de la Tour Sombre. Mais mon professeur Vannay disait qu’il n’y a qu’une seule règle qui ne souffre aucune exception : avant la victoire vient la tentation. Et plus la victoire est capitale à remporter, plus la tentation sera difficile à déjouer.
Susannah frissonna et serra les bras autour de son buste.
— Tout ce que je veux, c’est avoir chaud, dit-elle. Tant que personne ne m’offre un grand feu crépitant et une combinaison en flanelle en échange de mon reniement, je pense qu’on est tranquilles pour un petit moment.
Roland se remémora l’une des maximes les plus sérieuses de Cort — Ne prononce jamais le pire à voix haute ! — mais se garda d’en faire part à la jeune femme. Il rangea soigneusement sa montre puis se leva, prêt à changer de décor.
Mais Susannah demeura un moment pensive.
— J’ai rêvé de l’autre.
Elle n’avait pas besoin de préciser de qui il s’agissait.
— Trois nuits de suite, j’ai rêvé qu’il suivait notre piste. Tu penses qu’il est vraiment là ?
— Oh oui, dit Roland. Et je crois qu’il a l’estomac vide.
— Lô faim, Mordred lô faim, dit-elle, car c’étaient des mots qu’elle avait entendus en rêve.
Elle fut secouée d’un nouveau frisson.
Le sentier sur lequel ils avançaient s’élargit, et l’après-midi, les premiers pavés délabrés commencèrent à apparaître. La route s’élargit encore, et peu avant la tombée de la nuit ils débouchèrent sur un croisement avec un autre sentier (qui avait dû être une route, il y avait bien bien long). Un piquet rouillé qui avait sans doute supporté un panneau marquait l’embranchement, mais l’éventuel panneau avait disparu. Le lendemain, ils rencontrèrent leur premier bâtiment de ce côté de Fedic, une épave à demi effondrée, avec une enseigne à l’envers, accrochée aux restes du porche. À l’arrière ils aperçurent une grange écroulée. Avec l’aide de Roland, Susannah retourna l’enseigne, et ils déchiffrèrent le mot ÉCURIE. Flanqué en dessous de l’œil rouge qu’ils avaient appris à reconnaître.
— Je pense que la piste qu’on suit était autrefois un parcours de diligence, entre Château Discordia et le Casse Roi Russe, suggéra Roland. Ce qui s’expliquerait.
Ils dépassèrent d’autres bâtisses, d’autres intersections. Ils se trouvaient à l’entrée d’un village ou d’une ville — peut-être même d’une cité qui avait fleuri dans l’ombre du château du Roi Cramoisi. Mais à la différence de Lud, il n’en restait pas grand-chose. Des brins d’herbe du diable poussaient en touffes molles dans les interstices de certains bâtiments, mais ils étaient la seule trace de vie. Et le froid mordait plus que jamais. La quatrième nuit après avoir vu les corbeaux, ils essayèrent d’établir leur campement entre les murs d’une bâtisse qui tenait encore à peu près debout, mais ils entendirent tous deux des voix murmurer dans l’ombre. Roland lui expliqua — avec un détachement qui lui fit froid dans le dos — qu’il s’agissait des voix de fantômes qu’on appelait des « démons domestiques », puis suggéra de retourner plutôt dans la rue.
— Je ne pense pas qu’ils pourraient grand-chose contre nous, mais ils pourraient faire mal au petit bonhomme, dit Roland en caressant Ote, qui s’était réfugié sur ses genoux avec un air craintif qui ne lui ressemblait vraiment pas.
Susannah ne se fit pas prier pour battre en retraite. Cette maison dans laquelle ils étaient entrés lui donnait un frisson étrange, bien pire que ceux causés par le froid physique. Ces choses qu’ils avaient entendu chuchoter étaient peut-être vieilles, mais elle pensait pour sa part qu’elles avaient toujours faim.
Ils se blottirent donc tous les trois une fois de plus au milieu de l’Avenue des Malterres, à côté du Taxi de Luxe de Ho Fat, en attendant que l’aube fasse remonter la température de quelques degrés. Ils tentèrent de faire du feu avec les planches d’une maison effondrée, mais ils ne réussirent qu’à gaspiller deux bonnes poignées de méta. La gélatine gouttait des éclats de bois de la chaise dont ils s’étaient servis comme petit bois d’allumage, puis plus rien. Le bois ne voulait tout simplement pas brûler.
— Pourquoi ? lança Susannah en voyant s’évanouir les dernières petites volutes de fumée. Pourquoi ?
— Ça te surprend, Susannah de New York ?
— Non, je veux simplement savoir pourquoi. Est-ce que le bois est trop vieux ? Pétrifié, ou quelque chose dans le genre ?
— Il ne veut pas brûler parce qu’il nous hait, dit Roland comme si c’était une évidence, même pour elle. C’est son territoire, ça l’est toujours, bien qu’il ait changé de décor. Tout ici nous hait. Mais… écoute, Susannah. Maintenant qu’on se trouve sur une vraie route, et que le revêtement est correct, que dirais-tu de nous remettre à marcher de nuit ? Tu veux bien essayer ?
— Bien sûr, tout plutôt que de rester allongée là comme un chaton qui vient de faire un plongeon dans un tonneau d’eau.
C’est donc ce qu’ils firent — dès cette nuit-là, puis celle d’après, et les deux suivantes. Elle n’arrêtait pas de se dire : Je vais être malade, je ne peux pas continuer comme ça sans attraper quelque chose. Pourtant elle n’attrapa rien. Aucun d’eux n’attrapa quoi que ce soit. Il y avait juste ce bouton à gauche de sa lèvre inférieure, qui parfois éclatait et laissait suinter un petit filet de sang avant de se refermer et de faire une croûte. Leur seul mal, c’était ce froid constant qui les rongeait de plus en plus profondément, visant le cœur. La lune se remit à grossir de nouveau, et une nuit elle calcula qu’ils faisaient route vers le sud-est depuis presque un mois.
Lentement, un village déserté remplaça le fantastique jardin de flèches rocheuses, mais Susannah avait pris à cœur ce que Roland lui avait dit : ils étaient toujours en pleines Malterres et s’il leur arrivait maintenant de rencontrer parfois un panneau proclamant qu’ils suivaient la voie du roi (avec l’œil, évidemment, toujours avec l’œil rouge), elle comprenait qu’en réalité ils étaient toujours sur l’Avenue des Malterres.
C’était là un village surnaturel, et elle ne voulait même pas essayer d’imaginer quel genre d’autochtones monstrueux avaient pu l’habiter autrefois. Les rues latérales étaient pavées. Les maisonnettes serrées étaient surmontées de toits pentus, les portes étaient anormalement hautes et étroites, comme taillées pour des silhouettes comme celles qu’on voyait dans les miroirs déformants, à la foire. Il y avait des maisons Lovecraft, des maisons Clark Ashton Smith, des maisons William Hope Hodgson des terres frontalières, toutes entassées à la lueur d’une lune à la Lee Brown Coye, toutes ces maisons penchées sur les collines qui ondulaient progressivement de part et d’autre du chemin. De loin en loin ils en apercevaient une effondrée, et ces ruines avaient un air malsain, un air organique, comme si elles étaient constituées de chair arrachée et pourrissante au lieu de vieilles planches et de verre. Et elle se surprenait à distinguer des têtes de cadavres en train de les observer, tapies dans l’ombre, des visages qui semblaient tournoyer dans les décombres, avant de poursuivre leur chemin, avec leurs yeux terribles de zombies. Ils lui faisaient penser au Gardien du Manoir de Dutch Hill, et ce souvenir lui donnait la chair de poule.