Au cours de leur quatrième nuit le long de la Voie du Roi, ils arrivèrent à un gros carrefour : la route principale décrivait un tournant abrupt, pointant plus vers le sud que vers l’est, se dissociant par là de la trajectoire du Rayon. Devant eux, à moins d’une nuit de marche (ou en selle sur le Taxi de Luxe de Ho Fat), se dressait une colline gigantesque surplombée d’une énorme château noir creusé dans la terre. Au clair de lune, Susannah lui trouva un vague air oriental. Les tours étaient bombées au sommet, comme pour ressembler à des minarets. De formidables passages suspendus reliaient les deux tours, se croisant au-dessus de la cour située devant le château proprement dit. Certaines de ces passerelles s’étaient effondrées, mais la plupart tenaient encore. Elle entendait également un grondement sourd. Pas celui d’une machine quelconque. Elle interrogea Roland.
— De l’eau.
— Quelle eau ? Tu as une idée ?
Il secoua la tête.
— Mais je ne boirais rien qui coule si près du château, même si je devais mourir de soif au bord du ruisseau.
— Cet endroit est mauvais, marmonna-t-elle, ne parlant pas uniquement du château, mais aussi du village sans nom avec ses maisons penchées
(hantées)
qui avait poussé autour.
— Et, Roland… il n’est pas vide.
— Susannah, si tu sens des esprits frapper à la porte de ton cerveau pour essayer d’y pénétrer — frapper ou ronger —, alors chasse-les.
— Est-ce que ça marchera ?
— Je n’en suis pas certain, admit-il. Mais j’ai entendu dire que ces créatures-là ne peuvent entrer sans y être invitées, et que par conséquent elles déploient des ruses et des supplications infernales pour y parvenir.
Elle avait lu Dracula, et elle avait aussi entendu l’histoire du Père Callahan, à Jerusalem’s Lot, aussi ne comprenait-elle que trop bien ce que Roland voulait dire.
Il la prit doucement par les épaules et la fit pivoter, afin qu’elle tourne le dos au château — dont elle avait finalement décidé qu’il n’était peut-être pas tant noir que terni par les ans. Il lui faudrait attendre la lumière du jour pour le savoir. Pour le moment, leur chemin n’était éclairé que par un croissant de lune ourlé de nuages.
Plusieurs autres routes partaient en étoile du carrefour où ils s’étaient arrêtés, pour la plupart tordues comme des doigts cassés. Celle que lui indiqua Roland était droite, cependant, et Susannah se rendit compte que c’était la première route droite qu’elle voyait depuis qu’ils avaient aperçu les premiers signes du village déserté. Elle était recouverte d’un revêtement plus lisse que les pavés, et pointait au sud-est, le long du Sentier du Rayon. Au-dessus, les nuages à doublure argentée le suivaient comme une procession de navires.
— Aperçois-tu une tache noirâtre à l’horizon, ma chère ? murmura-t-il.
— Oui. Une tache sombre avec une bande blanchâtre devant. Qu’est-ce que c’est ? Tu le sais ?
— J’en ai une idée, mais je n’en suis pas certain, dit le Pistolero. Reposons-nous un peu ici. L’aube ne tardera plus, et alors nous y verrons tous les deux plus clair. De plus, je ne veux pas approcher de ce château-là de nuit.
— Si le Roi Cramoisi est parti, et si le Sentier du Rayon va dans cette direction… dit-elle en tendant le bras. Pourquoi est-ce qu’on doit y aller tout court, dans cette foutue baraque ?
— Pour vérifier qu’il en est bien parti, pour commencer. Et peut-être qu’on réussira à piéger celui qui nous suit. J’en doute — car il est rusé — mais il y a une chance. Il est jeune, aussi, et les jeunes sont parfois insouciants.
— Tu serais prêt à le tuer ?
Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Roland était glacial, sous l’éclat blafard de la lune. Sans pitié.
— Sans une seconde d’hésitation, assena-t-il.
Au matin Susannah se réveilla d’une somnolence inconfortable au milieu des vivres entassés à l’arrière du pousse-pousse, et vit Roland déjà debout, planté au milieu du carrefour, regardant dans la direction que suivait le Sentier du Rayon. Elle descendit avec beaucoup de précaution, car elle se sentait raidie et ne voulait pas tomber. Elle imagina ses os, glacés et endoloris sous sa chair, prêts à se briser comme du verre.
— Qu’est-ce que tu vois ? lui demanda Roland. Maintenant qu’il fait jour, que vois-tu, dans cette direction ?
La bande blanchâtre était de la neige, ce qui ne la surprit pas outre mesure, étant donné qu’ils étaient en altitude. Ce qui en revanche la surprit plus — et lui réchauffa le cœur à un point qu’elle n’aurait pas imaginé possible — ce furent les arbres au-delà de la neige. Des pins verts. De la vie.
— Oh, Roland, comme ils sont jolis ! Même les pieds dans la neige, ils ont l’air ravissants, n’est-ce pas ?
— Oui.
Il la souleva en hauteur et la plaça dans la direction de laquelle ils étaient venus. Au-delà de l’amas lugubre de masures mortes, elle voyait encore une partie des Malterres qu’ils avaient traversées pour arriver jusqu’ici, toutes ces arêtes rocheuses entassées les unes derrière les autres, interrompues seulement de loin en loin par une butte ou une mesa.
— Imagine un peu, dit Roland. Là-bas, dans la direction où porte ton regard, c’est Fedic. Au-delà de Fedic, Tonnefoudre. Au-delà de Tonnefoudre, les Callas, et la forêt qui délimite les terres frontalières entre l’Entre-Deux-Mondes et le Monde Ultime. Lud est encore plus loin, et ensuite c’est River Crossing. Puis la Mer Occidentale et le Désert Mohaine. Et quelque part derrière, perdu à des lieues et perdu dans le temps aussi, il y a ce qu’il reste du Monde de l’Intérieur. Les Baronnies. Gilead. Des lieux où aujourd’hui encore il existe des gens pour se rappeler l’amour et la lumière.
— Oui, dit-elle sans comprendre.
— C’est par là que le Roi Cramoisi s’est tourné, pour faire jaillir son courroux. Il avait l’intention d’aller dans la direction inverse, tu dois l’intuiter, vers la Tour Sombre, et même dans sa grande démence il n’était pas assez fou pour tuer tout ce qu’il rencontrait, toute la terre qu’ils traversaient, lui et sa bande de fidèles.
Il l’attira à lui et lui déposa sur le front un baiser d’une telle douceur qu’elle en eut les larmes aux yeux.
— Tous les trois, nous allons visiter son château, et piéger Mordred à l’intérieur, si la chance est de notre côté et pas du sien. Puis nous reprendrons la route, vers des terres vivantes. Il y aura du bois pour faire du feu, du gibier pour nos repas, et des peaux pour se couvrir. Peux-tu poursuivre encore un peu, mon amie ? Le peux-tu ?
— Oui, dit-elle simplement. Merci, Roland.
Elle le prit dans ses bras et, ce faisant, elle regarda en direction du château rouge. Dans la lumière naissante, elle voyait que la pierre dont il était fait, bien qu’obscurcie par les ans, avait dû avoir autrefois la couleur du sang versé. Ce qui invoqua un souvenir, celui de la palabre avec Mia sur l’allure du Château Discordia, un souvenir de lumière écarlate, puisant régulièrement au loin. De là où ils se trouvaient en ce moment, ou à peu près, d’ailleurs.