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Viens à moi maintenant, si tu dois venir, lui avait dit Mia. Car le Roi peut fasciner, même de loin.

Elle parlait de cette lumière rouge, mais…

— Elle a disparu ! s’exclama-t-elle. La lumière rouge qui s’élevait du château — la Forge du Roi, comme elle l’appelait ! Elle a disparu ! On ne l’a pas vue une seule fois, de tout ce temps !

— Non, dit-il avec un sourire plus chaleureux. J’imagine qu’elle s’est arrêtée au moment où nous avons mis fin au labeur des Briseurs. La Forge du Roi s’est éteinte, Susannah. Pour toujours, si les dieux se montrent cléments. Nous aurons au moins accompli cela, même si nous l’avons payé très cher.

Dans l’après-midi, ils arrivèrent au Casse Roi Russe, qui ne se révéla pas tout à fait désert, finalement.

CHAPITRE 3

Le château du Roi Cramoisi

1

Ils se trouvaient à un kilomètre et demi du château, et le grondement du fleuve encore invisible était devenu presque assourdissant, lorsque banderoles et affiches commencèrent à apparaître. Les banderoles étaient faites de bandes bleues, blanches et rouges, du genre de celles que Susannah associait aux défilés de Memorial Day et aux rues principales de petites villes, le 4 Juillet. Accrochées aux façades de ces maisons étroites et frileuses, et aux devantures de boutiques fermées depuis longtemps et vides de la cave au grenier, ces décorations prenaient des airs de rouge à lèvres sur la bouche d’un cadavre en décomposition.

Quant aux visages sur les affiches, Susannah ne les connaissait que trop bien. Richard Nixon et Henry Cabot Lodge brandissaient le V de la victoire et arboraient un sourire de vendeurs de voitures (NIXON/LODGE, PARCE QU’IL RESTE DU PAIN SUR LA PLANCHE, disait le slogan). John Kennedy et Lyndon Johnson se tenaient par l’épaule, tout en levant leur main libre. En dessous de leurs pieds apparaissait cette proclamation pleine d’audace : NOUS SOMMES DEVANT UNE NOUVELLE FRONTIÈRE.

— Une idée du gagnant ? demanda Roland par-dessus son épaule.

Susannah était à bord du Taxi de Luxe de Ho Fat et observait le décor (tout en se languissant d’un pull : même un petit gilet lui irait très bien, sacrebleu).

— Oh oui.

Elle n’avait aucun doute sur le fait que ces affiches avaient été placées là à son intention à elle.

— C’est Kennedy qui a gagné.

— Il est devenu votre dinh ?

— Le dinh de tous les États-Unis d’Amérique. Et c’est Johnson qui a pris le relais, quand Kennedy s’est fait abattre.

— Tué par balle ? Tu dis ainsi ? demanda Roland, l’air intéressé.

— Si fait. Abattu par un lâche planqué du nom d’Oswald.

— Et vos États-Unis étaient le pays le plus puissant du monde.

— Eh bien, la Russie nous donnait du fil à retordre, au moment où tu m’as chopée par le col pour me traîner dans l’Entre-Deux-Mondes, mais je dirais que oui, pour résumer.

— Et les gens de ton pays ont choisi leur dinh eux-mêmes. Ça ne se faisait pas par les liens du sang.

— C’est exact, dit-elle avec une pointe de méfiance.

Elle s’attendait presque à voir Roland tirer à boulets rouges sur le système démocratique. Ou à s’en moquer.

Mais il la surprit en répondant simplement :

— Pour citer Blaine le Mono, qu’est-ce qu’on se marre.

— Fais-moi plaisir, ne le cite pas, Roland. Ni maintenant ni plus jamais. D’accord ?

— Comme tu voudras, dit-il, et sans transition, mais à voix beaucoup plus basse, il enchaîna : Tiens mon pistolet prêt, si ça te sied.

— Ça me sied parfaitement, répondit-elle immédiatement, à voix tout aussi basse.

Mais ce qui sortit ressemblait plus à ça m’sied p’fai’t’ment, car elle ne voulait pas même bouger les lèvres. Elle sentait à présent qu’on les observait, depuis les bâtiments qui s’agglutinaient à cette extrémité de la Voie du Roi comme des échoppes et des auberges dans un village médiéval (ou un décor de cinéma représentant un village médiéval). Elle ne savait pas si les espions étaient des humains, des robots, ou simplement des systèmes de surveillance vidéo toujours en état de marche, mais l’intuition de leur présence ne lui avait pas échappé, avant même que Roland vînt confirmer son soupçon en la mettant en garde. Et elle n’eut qu’à regarder la tête d’Ote, qui oscillait d’avant en arrière comme le pendule dans une vieille horloge de grand-père, pour savoir que lui aussi sentait quelque chose.

— Et c’était un bon dinh, ce Kennedy ? demanda Roland en reprenant une voix normale.

Elle portait bien, dans ce silence. Susannah se rendit compte d’un changement tout à fait délectable : pour une fois elle n’était pas frigorifiée, même si aussi près du fleuve vrombissant l’air était chargé d’humidité et glacial. Elle était trop concentrée sur le monde qui l’entourait pour avoir froid. Du moins pour l’instant.

— Eh bien, tout le monde n’était pas de cet avis, et en tout cas sûrement pas le malade qui l’a tué, mais moi je trouvais que oui. Pour sa campagne, il a expliqué aux gens qu’il voulait faire changer les choses. Probablement moins de la moitié des électeurs l’ont cru, parce que la plupart des hommes politiques mentent, pour la même raison que le singe se balance au bout de sa queue : tout simplement parce qu’il le peut. Mais une fois élu, il a bel et bien commencé à accomplir ce qu’il avait promis. Il y avait un vrai combat de titans au sujet d’un endroit qui s’appelle Cuba, et il a montré autant de courage que… enfin, disons que tu aurais été heureux de chevaucher avec lui. Quand certains se sont rendu compte qu’il était vraiment sérieux, ces enfoirés ont engagé un taré pour le tuer.

— Oz-valde.

Elle opina sans prendre la peine de corriger, parce que en fait il n’y avait rien à corriger. Oz-valde. Oz. On bouclait une nouvelle fois la boucle, pas vrai ?

— Et Johnson a repris le flambeau là où Kennedy l’avait lâché.

— Ouaip.

— Et comment il s’en est tiré, lui ?

— Il était encore trop tôt pour le dire, quand je suis partie, mais c’était plus le genre de gars à suivre les règles du jeu. « Pas de vagues, rien qui dépasse », on disait. Tu intuites ?

— Oui, tout à fait. Et, Susannah, je crois que nous sommes arrivés.

Roland immobilisa le Taxi de Luxe de Ho Fat. Il se tint là, enveloppant les poignées de ses poings, à contempler le Casse Roi Russe.

2

Là s’achevait la Voie du Roi, se fondant dans une vaste avant-cour pavée où devaient autrefois monter la garde avec zèle les hommes du Roi Cramoisi, pareils aux hallebardiers de la Reine Élisabeth devant Buckingham Palace. Un œil qui n’avait presque pas pâli avec les ans était peint en écarlate sur les pavés. Au niveau du sol, on ne pouvait que deviner sa forme, mais du haut du château même, se dit Susannah, l’œil devait occuper toute la cour nord-ouest.

Ils ont dû coller ce foutu truc à tous les points cardinaux, pensa-t-elle.

Au-dessus de cette cour extérieure, une bannière qui avait l’air fraîchement peinte était tendue entre deux tours de garde désertes. Au pochoir, toujours en bleu, blanc et rouge, apparaissait le message suivant :

BIENVENUE, ROLAND ET SUSANNAH !