— Le prix à payer ne serait pas si exorbitant, si on s’en tenait à ce monde-ci, appelons-le La Tour Clé, puisque ici la Tour existe non pas sous la forme d’une rose, comme dans beaucoup de mondes, ou d’un tigre immortel, comme dans certains, ou encore sous celle du chien Vagabond, comme dans au moins un…
— Un chien qui s’appelle Vagabond ? demanda Susannah, perplexe. Vous dites ainsi ?
— Ma fille, tu as autant d’imagination qu’une branche à moitié cramée, commenta Fumalo sur un ton de profond dégoût.
Feemalo n’en tint pas compte.
— Dans ce monde-ci, la Tour est elle-même. Dans le monde où vous, Roland, avez passé ces derniers temps, la plupart des espèces sont encore de bon aloi, et la vie peut être douce. Il reste de l’énergie et de l’espoir. Prendriez-vous le risque de détruire ce monde-là, en plus de celui-ci, et tous ceux que sai King a touchés de son imagination, et dont il s’est inspiré ? Car ce n’est pas lui qui les a créés, vous savez. Pouvoir jeter un coup d’œil furtif dans le nombril de Gan ne fait pas de vous Gan lui-même, bien que beaucoup de créateurs semblent le croire. Vous prendriez un risque de cette envergure ?
— Nous ne faisons que poser la question, nous n’essayons pas de vous convaincre, précisa Fimalo. Mais la vérité est très simple : à présent, c’est votre quête à vous seul, Pistolero. Et ce n’est que ça. Plus rien ne vous pousse. Une fois passé ce château, une fois dans les Terres Blanches, vous et vos amis serez passés au-delà du ka même. Et rien ne vous y force. Tout ce que vous avez traversé a été mis en branle afin que vous puissiez sauver les Rayons et, ce faisant, assurer la survie éternelle de la Tour, l’axe autour duquel s’articulent tout monde et toute vie. C’est fait. Si vous faites machine arrière maintenant, le Roi mort sera enfermé là où il est à tout jamais.
— C’est toi qui l’dis, lança Susannah, avec une grossièreté tout à fait digne d’un sai Fumalo.
— Que vous disiez vrai ou faux, fit Roland, je poursuivrai ma route. Car j’en ai fait la promesse.
— Et à qui avez-vous fait pareille promesse ? explosa subitement Fimalo.
Pour la première fois depuis qu’il s’était immobilisé à l’autre bout du pont, il sépara ses mains et s’en servit pour repousser ses cheveux en arrière. Ce petit geste simple exprimait avec une parfaite éloquence toute la frustration qu’il ressentait.
— Car il n’existe aucune prophétie qui mentionne cette promesse. Je vous le dis !
— Et pour cause. Car c’est là une promesse que je me suis faite à moi-même, et que j’ai bien l’intention de tenir.
— Cet homme est aussi fou que Los’ le Rouge, lança Fumalo, non sans respect.
— Très bien, dit Fimalo.
Avec un soupir, il croisa de nouveau les mains devant lui.
— J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir.
Il adressa un signe de tête à ses deux autres tiers, qui le fixaient attentivement.
Feemalo et Fumalo mirent chacun un genou en terre : le droit pour Feemalo, le gauche pour Fumalo. Ils soulevèrent les couvercles des panières en osier qu’ils avaient apportées, et les poussèrent devant eux (Susannah se remémora soudain comment les présentatrices du Juste Prix et autres jeux télévisés exhibaient les lots gagnants).
Dans l’un des paniers se trouvait de la nourriture : du poulet et du porc grillés, du rôti de bœuf, et de grandes tranches de jambon bien rose. Susannah sentit son estomac doubler de volume, comme se préparant à avaler tout ça, et ce n’est qu’au prix d’un effort surhumain qu’elle arrêta le gémissement sensuel qui montait dans sa gorge. Sa bouche se remplit instantanément de salive et elle leva une main pour l’essuyer. Ils sauraient ce qui lui arrivait, ce qui lui paraissait inévitable, mais elle pouvait au moins leur épargner la satisfaction de voir la preuve physique de sa faim lui faire briller les lèvres et le menton. Ote aboya, mais demeura assis à côté du pied gauche du Pistolero.
À l’intérieur du second panier, elle aperçut de gros pulls à torsades, un rouge et un vert : les couleurs de Noël.
— Il y a aussi des caleçons longs, des manteaux, des bottillonnes fourrées de flanelle, et des gants, expliqua Feemalo. Parce qu’il fait un froid mortel à Empathica, à cette période de l’année, et que des mois de marche vous attendent.
— À la sortie de la ville, nous vous avons laissé une luge légère en aluminium, ajouta Fimalo. Vous pouvez la jeter à l’arrière de votre petit chariot et l’utiliser pour porter la dame et votre gunna, quand vous atteindrez les terres de neige.
— Vous vous demandez forcément pourquoi nous faisons tout ça, puisque nous n’approuvons pas ce voyage, dit Feemalo. Eh bien, pour tout vous dire, nous sommes reconnaissants d’avoir survécu…
— Nous avons vraiment cru que notre heure était venue, l’interrompit Fumalo. « Les carottes sont cramées », comme aurait pu dire Eddie.
Et là encore, elle eut mal… mais pas autant qu’en voyant toute cette nourriture. Pas autant qu’en imaginant l’effet que ça ferait, d’enfiler l’un de ces gros pulls, de le passer par-dessus sa tête et de le laisser descendre jusqu’à mi-cuisse.
— J’avais décidé d’essayer de vous convaincre de ne pas y aller, si je le pouvais, dit Fimalo — le seul à parler de lui-même à la première personne du singulier, avait remarqué Susannah. Et que, dans le cas contraire, je vous fournirais les vivres dont vous auriez besoin pour poursuivre votre route.
— Tu ne pourras pas le tuer ! s’indigna Fumalo. Tu ne vois donc pas ça, espèce de tête de nœud de machine à tuer ? Tu ne le vois pas ? Tout ce que tu vas réussir à faire, par excès de zèle, c’est à devenir le jouet de ses mains mortes ! Comment peut-on se montrer aussi stu…
— Chut, dit Fimalo d’une voix douce, et Fumalo se tut immédiatement. Sa décision est prise.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Roland. Une fois que nous serons repartis, je veux dire ?
Ils haussèrent tous les trois les épaules parfaitement à l’unisson, mais c’est Fimalo — le soi-disant surmoi d’uffi — qui répondit.
— Nous allons attendre ici. Pour voir si la matrice de la Création survit ou périt. En attendant, nous essaierons de remettre Le Casse à flot et de lui rendre sa gloire passée. C’était un lieu splendide, autrefois. Il peut le redevenir. Et je crois que notre palabre est maintenant terminée. Prenez vos cadeaux, avec nos remerciements et tous nos bons vœux.
— Nos bons vœux à contrecœur, précisa Fumalo, avec un grand sourire.
Venant de lui, ce sourire avait quelque chose d’inattendu et d’éblouissant.
Susannah s’apprêta à bondir. Affamée comme elle l’était, affamée de nourriture fraîche (de viande fraîche), c’étaient pourtant les pulls et les dessous en Thermolactyl qui la fascinaient. Leurs vivres se faisaient maigres (et ils en viendraient sans doute à bout avant d’avoir passé le lieu que l’uffi appelait Empathica), mais il leur restait quand même des boîtes de haricots, de thon et de viande en gelée à l’arrière du Taxi de Luxe de Ho Fat, et ils avaient présentement l’estomac plein. C’était le froid qui était en train de la tuer. C’était l’impression qu’elle avait, en tout cas. L’impression que le froid creusait son sillon jusqu’à son cœur, et chaque centimètre était une torture.
Deux choses l’arrêtèrent dans son élan. La première fut de se rendre compte qu’un simple pas en avant suffirait à détruire le peu de volonté qu’il lui restait. Elle courrait jusqu’au milieu du pont, tomberait à genoux devant le grand panier plein de vêtements et se plongerait dedans comme une ménagère le premier jour des soldes. Une fois qu’elle aurait fait ce premier pas, plus rien ne pourrait l’arrêter. Et la perte de sa volonté ne serait pas le pire dégât. Elle perdrait aussi cette dignité qu’Odetta Holmes avait mis toute une vie à conquérir, en dépit de l’espion saboteur et invisible qui rampait dans son cerveau.