— Ça n’est pas beaucoup.
— Non, reconnut Roland en rangeant la montre. Mais c’est un début. Que Mordred fasse comme bon lui semble. La Tour Sombre se dresse non loin de la limite des terres blanches, et j’ai la ferme intention de l’atteindre.
Susannah comprenait son impatience. Elle espérait seulement qu’elle ne le rendrait pas négligent. Car, dans ce cas, la jeunesse de Mordred Deschain n’aurait subitement plus aucune importance. Si Roland commettait la bonne erreur au mauvais moment, lui, elle et Ote pourraient bien ne jamais voir la Tour Sombre du tout.
Le bruit d’un large battement d’ailes derrière eux vint interrompre ses pensées. Et en arrière-plan, un cri humain qui commençait comme un mugissement et se terminait en hurlement perçant. La distance avait beau étouffer ce cri, l’horreur et la douleur qu’il exprimait n’étaient que trop flagrantes. Dieu merci, il finit par s’évanouir.
— Le Ministre d’État du Roi Cramoisi est entré dans la clairière, commenta le Pistolero.
Susannah jeta un regard en arrière, en direction du château. Elle en vit les remparts d’un rouge noir, mais rien de plus. Et elle se réjouissait de ne pas en voir plus.
Mordred lô faim, se dit-elle. Son cœur battait à tout rompre et elle se dit qu’elle n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie — ni allongée aux côtés de Mia pour accoucher, pas même dans les ténèbres sous le Château Discordia.
Mordred lô faim… mais maintenant il va manger.
Le vieil homme qui avait débuté sa vie en tant qu’Austin Cornwell et qui devait la terminer sous le nom de Rando Pensif était assis au bout du pont, côté château. Les corbeaux patientaient au-dessus de sa tête, pressentant peut-être que le spectacle n’était pas fini, pour aujourd’hui. Pensif avait assez chaud, grâce au caban qu’il portait, et il s’était offert une rasade de cognac, avant de se rendre à la rencontre de Roland et de son amie la Dame Merlette. Enfin… ce n’était peut-être pas tout à fait vrai. C’étaient peut-être Brass et Compson (aussi connus sous le nom de Feemalo et de Fumalo) qui avaient avalé une gorgée du meilleur cognac du Roi, et l’ancien Ministre d’État de Los’ qui avait descendu le dernier tiers de la bouteille.
Quelle qu’en fût la cause, toujours est-il que le vieil homme s’assoupit, et que la venue de Mordred-Talon Rouge ne le réveilla point. Il était assis, le menton posé sur la poitrine, de la bave dégoulinant entre ses lèvres pincées, avec l’air d’un bébé qui s’est endormi dans sa chaise haute. Sur les parapets et les passerelles, les oiseaux s’agglutinaient plus nombreux que jamais. Ils auraient dû s’envoler à l’approche du jeune prince, mais ce dernier leva les yeux vers eux et décrivit un geste, dans l’air : sa main droite ouverte passa furtivement devant son visage, puis il la referma et baissa le poing. Attendez, signifiait ce geste.
Mordred s’immobilisa au bout du pont, côté ville, reniflant délicatement l’odeur de viande pourrissante. Cette odeur délicieuse aurait suffi à elle seule à l’amener jusqu’ici, même en sachant que Roland et Susannah avaient repris la route le long du Sentier du Rayon. Qu’ils se remettent gentiment dans la bonne direction, les deux pistoleros flanqués de leur bafouilleux domestique, voilà ce que pensait le garçon. L’heure n’était pas venue de refermer le gouffre. Plus tard, peut-être. Plus tard son Papa Blanc baisserait la garde, ne serait-ce qu’un instant, et alors Mordred ne le raterait pas.
Pour le dîner, ce serait parfait. Mais au petit déjeuner ou au déjeuner, ce serait presque aussi bien.
La dernière fois que nous avions croisé ce gaillard, il n’était qu’un
(Petit oiseau, bébé adoré, amène donc ici ton panier)
nourrisson. La créature qui se tenait à présent derrière les grilles du château du Roi Cramoisi avait la taille d’un garçon d’environ neuf ans. Pas un beau garçon. Pas le genre de garçon qu’on aurait dit ravissant (sauf sa propre mère, totalement démente). La cause n’en était pas tant son héritage génétique complexe qu’une sous-alimentation pure et simple. Sous la chevelure noire et sèche, le visage était blême et bien trop maigre. Sous les yeux bleus de bombardier de Mordred, la chair boursouflée était d’un mauve diaphane. Son teint rouge enflammé était criblé de plaies et de bleus. Tout comme le bouton près de la bouche de Susannah, ces stigmates pouvaient résulter de son voyage dans les terres empoisonnées, mais son régime alimentaire devait aussi y être pour quelque chose. Il aurait pu emmagasiner des boîtes de conserve avant de quitter le poste de contrôle au bout du tunnel — Roland et Susannah en avaient laissé à profusion —, mais il n’y avait tout bonnement pas pensé. Comme Roland le savait, Mordred n’en était encore qu’à l’apprentissage des règles de survie. La seule chose qu’il avait emportée de la baraque en préfabriqué du poste de contrôle, c’était un blouson de cheminot jaune et pourrissant, ainsi qu’une paire de bottes. La trouvaille des bottes avait été une véritable aubaine, bien qu’elles soient pratiquement tombées en morceaux au cours de sa longue marche.
S’il avait été un hume — ou même une créature mutante un peu moins résistante, d’ailleurs — Mordred serait mort dans les Malterres, manteau ou pas manteau, bottes ou pas bottes. Parce qu’il était ce qu’il était, il avait appelé les corbeaux à lui lorsqu’il avait faim, et les corbeaux n’avaient eu d’autre choix que de venir. Ils ne faisaient pas un repas très savoureux, et les insectes qu’il faisait affleurer des rochers desséchés (et toujours légèrement radioactifs) étaient encore pires, mais il les avait courageusement avalés. Un jour il était entré en contact par le shining avec l’esprit d’une belette, et il lui avait ordonné de venir. Une bête misérable et rachitique, tout près de mourir de faim elle aussi, mais après les oiseaux et les insectes, il lui avait trouvé la saveur du meilleur steak du monde. Mordred avait repris son autre apparence et avait enlacé la belette de ses sept pattes, suçant et aspirant jusqu’à ne laisser qu’un lambeau de fourrure déchiqueté. Il en aurait volontiers mangé une bonne douzaine, mais il n’avait que celle-là.
Et voilà qu’il trouvait devant lui un plein panier de victuailles. Un peu faisandées, certes, mais quelle importance ? Même les asticots seraient nourrissants. Tout ça suffirait largement à tenir jusqu’aux bois enneigés au sud-est du château, bois qui regorgeaient de gibier.
Mais avant ça, il y avait ce vieil homme.
— Rando, dit-il. Rando Pensif.
Le vieil homme sursauta, marmonna puis ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes il contempla sans comprendre le garçon efflanqué qui se tenait devant lui. Puis ses yeux chassieux se remplirent d’effroi.
— Mordred, fils de Los’, dit-il en s’efforçant de sourire. Aïle à vous, Roi-qui-sera !
Il se mit vaguement à agiter les jambes, puis parut se rappeler qu’il était assis, et que son salut ne donnerait rien, dans cette position. Il essaya tant bien que mal de se remettre debout, retomba en arrière avec un boum qui fit rire le garçon (les occasions de rire n’avaient pas été légion, dans les Malterres, aussi accueillit-il celle-là de bon cœur), puis tenta un nouvel essai. Fructueux, celui-là.
— Je ne vois d’autres cadavres que ces deux-là, qui ont l’air d’être morts plus vieux encore que tu ne l’es, lança Mordred en regardant autour de lui avec une surprise surjouée. Je ne vois en tout cas aucun pistolero mort, que ce soit à jambes longues ou court-jambes.