— Vous dites vrai — et je dis grand merci, cela va de soi — mais je peux expliquer cela, sai, et très facilement…
— Oh, mais attends ! Retiens donc ton explication, bien que je ne doute pas qu’elle soit excellente ! Laisse-moi plutôt deviner ! Serait-ce que les serpents ont ligoté le Pistolero et sa dame, des serpents longs et gras, et que tu les as fait mettre à l’abri dans ce château-là ?
— Mon Seigneur…
— Si tel est le cas, il devait y avoir une énorme quantité de serpents dans ton panier, car j’en vois encore un certain nombre ici. Certains ont même l’air de se repaître de ce qui aurait dû faire mon souper.
Même si à l’évidence une partie des membres pourrissants feraient bel et bien son repas — au moins les amuse-gueule — Mordred adressa au vieillard un regard plein de reproche.
— Les pistoleros ont-ils été enfermés, alors ?
Au regard d’effroi du vieil homme succéda une expression de profonde résignation. Mordred en conçut une rage incroyable. Ce qu’il souhaitait lire sur le visage du vieux sai Pensif, ce n’était pas de l’effroi, encore moins de la résignation, mais de l’espoir. Espoir que Mordred se délecterait à déchiqueter. Sa forme se mit à trembler. Pendant une seconde, l’homme vit l’ombre noire et changeante tapie dessous, avec ses nombreuses pattes. Puis tout s’estompa et l’enfant réapparut. Pour l’instant, du moins.
Faites que je ne meure pas en hurlant, supplia l’ancien Austin Cornwell. Accordez-moi au moins cela, vous autres dieux, qui que vous soyez. Que je ne meure pas en hurlant dans les bras de cette monstruosité.
— Vous savez ce qui s’est produit ici, jeune sai. C’est dans mon esprit, donc dans le vôtre. Pourquoi ne pas emporter cette saleté dans son panier — ainsi que les serpents, s’ils sont à votre goût — et laisser un vieil homme à la courte vie qu’il lui reste ? Au nom de votre père, sinon au vôtre. Je l’ai bien servi, même à la fin. J’aurais pu tout simplement me tapir dans le château et les laisser passer leur chemin. Mais je n’en ai rien fait. J’ai essayé.
— Tu n’avais pas le choix, répliqua Mordred depuis son bout du pont.
Sans savoir si c’était vrai. Sans même s’en soucier. La chair morte n’était que de la nourriture. La chair vivante et le sang encore chargé du dernier souffle d’un homme… ah, ça c’était autre chose. C’était un mets fin !
— A-t-il laissé un message ?
— Si fait. Vous savez bien que oui.
— Dis-le-moi.
— Pourquoi ne le prenez-vous pas dans mon esprit ?
De nouveau cette palpitation, l’amorce de métamorphose. Pendant une seconde il n’y eut plus ni jeune garçon ni araignée géante à l’autre bout du pont, mais un étrange hybride qui tenait des deux. Sai Pensif se sentit soudain la bouche très sèche, malgré la bave qui lui avait coulé sur le menton pendant son petit somme et qui miroitait toujours. Puis la version garçon de Mordred se stabilisa de nouveau, dans son manteau déchiré et pourrissant.
— Parce qu’il me plaît de l’entendre de ton trou de soûlard ratatiné.
Le vieillard s’humecta les lèvres.
— Très bien. Si cela vous sied. Il a dit qu’il était malin, alors que vous étiez jeune, sans une once de ruse. Il a dit que si vous ne restiez pas à votre place, il vous ferait sauter la tête. Il a aussi dit qu’il aimerait la brandir comme trophée à la face de votre Père Rouge, enfermé sur son balcon.
Il avait un peu étoffé le message de Roland (comme nous le savons, puisque nous étions là), et c’était plus qu’il n’en fallait, pour Mordred.
Mais toujours pas assez pour Rando Pensif. Seulement dix jours auparavant, cela aurait peut-être suffi à exaucer le souhait du vieil homme, qui était de provoquer le garçon afin qu’il le tue rapidement. Mais Mordred avait mûri en accéléré, et était désormais en mesure de résister à ses pulsions, comme celle de bondir sur le pont en se métamorphosant, et de débouler dans la cour du château pour arracher la tête de Rando Pensif du reste de son corps, d’un coup de patte poilue.
Au lieu de quoi il leva les yeux vers les corbeaux — ils étaient des centaines, maintenant — et ils lui rendirent son regard, aussi concentrés que des élèves dans une classe. Le garçon agita les bras pour mimer un battement d’ailes, puis désigna le vieil homme. L’air se remplit instantanément d’ailes tourbillonnantes. Le Ministre du Roi fit mine de s’enfuir, mais avant qu’il ait pu faire un pas, le nuage d’encre des corbeaux s’abattit sur lui. Il leva les bras en l’air pour se protéger le visage tandis qu’ils piquaient sur sa tête et ses épaules, le transformant en véritable épouvantail. Mais ce geste instinctif ne lui fut pas d’un grand secours : d’autres oiseaux se posèrent sur ses bras levés, jusqu’à ce qu’ils plient sous le poids des volatiles. Les becs se mirent à picorer et à piqueter la figure du vieillard, faisant perler le sang en minuscules pointes tatouées.
— Non ! s’écria Mordred. Laissez-moi la peau… mais vous pouvez prendre les yeux.
C’est à ce moment précis, alors que les corbeaux arrachaient les yeux de Rando Pensif de leurs orbites vivantes, que l’ancien Ministre d’État émit ce hurlement que Roland et Susannah entendirent monter en puissance, en approchant de la ville fortifiée. Les oiseaux qui ne trouvèrent pas où se poser continuèrent de tourner autour de lui comme un cumulonimbus en plein orage. Ils le firent pivoter sur ses talons en lévitation et le soulevèrent, le transportant vers l’enfant, qui s’était à présent approché au centre du pont, pour s’y accroupir. Il avait abandonné les bottes et le manteau pourrissant de l’autre côté du pont, à qui serait intéressé. Ce qui attendait sai Pensif, debout sur ses pattes arrière, battant l’air de ses pattes avant, avec sa marque rouge clairement visible sur le ventre poilu, c’était Dan-tete, le Petit Roi Rouge.
L’homme s’avança vers son destin en flottant dans l’air, les yeux arrachés et poussant des hurlements. Il brandit les mains devant lui, tentant d’écarter son assaillant. D’une patte habile, l’araignée en attrapa une et la dirigea délicatement jusqu’à sa gueule hérissée de poils, et la croqua comme un sucre d’orge.
Miam !
Cette nuit-là, au-delà des dernières masures bizarrement étroites qui le mettaient mal à l’aise, Roland s’arrêta devant ce qui avait dû être une petite ferme de tenancier. Planté face au bâtiment principal, il renifla.
— Quoi, Roland ? Quoi ?
— Sens-tu le bois de cet endroit, Susannah ?
Elle renifla à son tour.
— Oui, en fait. Et alors ?
Il se tourna vers elle, un sourire aux lèvres.
— Si on peut le sentir, c’est qu’on peut le brûler.
Dicton qui se révéla vrai. Ils eurent du mal à allumer le feu, même avec l’aide des ruses les plus rouées de Roland, et une demi-boîte de méta, mais ils finirent par y arriver. Susannah s’assit aussi près qu’elle put des flammes, se retournant à intervalles réguliers pour griller uniformément des deux côtés, savourant la sensation de la sueur perlant d’abord sur son visage et sa poitrine, puis sur son dos. Elle avait oublié ce qu’on ressentait quand on avait chaud, et elle ajouta du bois jusqu’à obtenir un véritable feu de joie rugissant. Pour les animaux des terres plus éloignées le long du Sentier du Rayon en voie de guérison, ce feu devait ressembler à une comète tombée du ciel, encore enflammée. Ote était assis à côté d’elle, les oreilles dressées, scrutant le feu, comme hypnotisé. Susannah s’attendait à tout moment à entendre Roland objecter quelque chose — lui ordonner d’arrêter de rajouter du bois dans ce foutu feu et de le laisser un peu brûler, au nom de son père — mais il n’en fit rien. Il était assis là, ses pistolets démontés devant lui, à en huiler les pièces. Lorsque le feu devint trop chaud, il se recula d’un mètre ou deux. Son ombre maigre et tremblotante dansait le commala à la lueur des flammes.