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Oui. C’était pire. Elle détestait la conscience qu’elle en avait, et ne pourrait jamais l’admettre à qui que ce soit d’autre qu’à elle-même, mais le froid intense et infini de cette dernière nuit était bien pire. Elle en venait à redouter le moindre souffle de la brise montant des terres de neige, vers l’est et le sud. C’était un constat à la fois terrible et qui forçait l’humilité, de mesurer combien le malaise physique pouvait empiéter sur tout le reste, se répandant comme un gaz mortel jusqu’à occuper tout l’espace, jusqu’à prendre possession de tout le terrain de jeu. Le chagrin ? Le deuil ? Qu’étaient ces sentiments, quand on les comparait au froid en marche, partant de vos doigts et de vos orteils, rampant le long de votre putain de nez, pour aller où ? Vers le cerveau, si cela vous sied. Et vers le cœur. Sous la main glacée d’un froid pareil, le chagrin et le deuil n’étaient que des mots. Non, même pas. Que des sons. Rien que du bruit vide de sens, quand on était assis là à grelotter sous les étoiles, à attendre un matin qui ne viendrait jamais.

Ce qui rendait les choses pires encore, c’était de sentir la présence autour d’eux de tous ces feux de joie potentiels, car ils avaient atteint cette région vivante que Roland appelait l’« Entre-neige ». Il s’agissait d’une enfilade de longues pentes herbeuses (même si l’herbe était surtout blanche et morte, en cette saison) et de vallées peu profondes où apparaissaient des bosquets d’arbres isolés, et des ruisseaux à présent figés dans la glace. Plus tôt, alors qu’il faisait encore jour, Roland lui avait montré plusieurs trous dans la glace, en lui racontant que c’était l’œuvre des cerfs. Il avait aussi repéré des tas d’excréments. À la lumière du jour, ces signes avaient leur intérêt, ils étaient même des signes d’espoir. Mais dans le fossé sans fond de la nuit, alors qu’elle écoutait le cliquetis régulier de ses dents qui claquaient, ils n’avaient plus aucun sens. Eddie ne signifiait rien. Jake non plus. La Tour Sombre n’avait aucun sens, ni le feu de joie qu’ils avaient fait brûler à la sortie de la ville fortifiée. Elle se rappelait de quoi il avait l’air, mais le souvenir de cette chaleur qui l’avait fait transpirer si fort, celui-là était totalement perdu. Comme quelqu’un qui est mort quelques instants et a eu un aperçu d’une autre vie lumineuse et fantastique, elle ne pouvait que dire que ç’avait été merveilleux.

Roland était assis à ses côtés et l’entourait de ses bras, laissant parfois échapper une toux rauque et sèche. Susannah se dit qu’il était peut-être en train de tomber malade, mais même cette idée n’avait aucune emprise sur elle. Le néant, hormis le froid.

À un moment — juste avant que l’aube ne vienne finalement allumer le ciel à l’est — elle vit des étincelles orange virevolter au loin, droit devant eux, au-delà de l’endroit où la neige se mettait à tomber. Elle demanda à Roland s’il avait la moindre idée de ce que c’était. Ce qui ne l’intéressait pas vraiment, mais entendre sa propre voix la rassura en lui confirmant qu’elle n’était pas morte. Pas encore, du moins.

— Je pense que ce sont des hobs.

— Qqqqqu’est-ce qqque c’est ?

Maintenant elle ne pouvait plus articuler un son sans bégayer et claquer des dents.

— Je ne sais comment te l’expliquer. Et ce n’est vraiment pas la peine. Tu verras bien, l’heure venue. Pour l’instant, si tu écoutes attentivement, tu entendras quelque chose plus près, quelque chose de plus intéressant.

Elle n’entendit d’abord que le soupir du vent. Puis il se tut, et elle perçut le bruissement sec de l’herbe sous le pas d’un animal. Puis un craquement sourd. Et Susannah sut exactement de quoi il s’agissait : d’un sabot perforant la fine pellicule de glace, révélant l’eau vive au monde glacé de la surface. Elle savait aussi que dans les trois ou quatre jours, elle porterait sans doute un manteau fait de l’animal qui buvait en ce moment même non loin d’eux, mais cette idée n’avait aucun sens, elle non plus. Le temps n’était qu’un concept inutile, quand on était assis dans le noir, dans une douleur lancinante.

Elle croyait avoir eu froid, auparavant ? Drôle d’idée, pas vrai ?

— Et Mordred ? demanda-t-elle. Tu penses qu’il est dans le coin ?

— Oui.

— Et qu’il ressent le froid, comme nous ?

— Je ne sais pas.

— Je n’en peux plus, Roland — vraiment, je n’en peux plus.

— C’est terminé. L’aube est proche, et je pense que demain nous aurons un feu, à la tombée de la nuit.

Il toussa dans son poing, puis repassa le bras autour de la jeune femme.

— Tu te sentiras mieux quand on sera debout et occupés. En attendant, au moins on est ensemble.

2

Mordred avait effectivement aussi froid qu’eux, jusque dans ses os, et lui n’avait personne.

Il était assez près pour les entendre, cependant : pas les mots précis, mais le son de leurs voix. Il tremblait sans pouvoir se maîtriser et il s’était tapissé l’intérieur de la bouche d’herbe, car il craignait qu’avec son ouïe subtile, Roland perçoive le claquement de ses dents. La veste de cheminot n’était d’aucune utilité ; il l’avait jetée quand elle était tombée en morceaux, en commençant par les coudes, et il avait balancé le tout dans l’herbe basse près de la vieille route avec un juron de colère. Il ne portait encore les bottes que parce qu’il avait réussi à tisser de la ficelle à partir d’herbes hautes. Il en avait saucissonné ce qui restait des godillots, les soudant à ses pieds.

Il avait envisagé de reprendre sa forme d’araignée, sachant que ce corps-là supporterait mieux le froid, mais sa courte vie tout entière avait été hantée par le spectre de la famine, et il supposait qu’une partie de lui la craindrait toujours, peu importait la quantité de nourriture qu’il aurait sous la main. Les dieux savaient qu’il n’y en avait pas beaucoup, en ce moment, trois bras coupés, quatre jambes (dont deux en partie mangées) et un morceau de torse tiré du panier en osier, et c’était tout. Et s’il se transformait, l’araignée goberait cette maigre pitance avant l’aube. Et bien qu’il y eût du gibier tout autour — il entendait les mouvements du cerf aussi clairement que son Papa Blanc — Mordred n’avait pas entièrement confiance en ses capacités à le piéger, ou à l’attraper.

Aussi restait-il assis à grelotter, en écoutant le son de leurs voix, jusqu’à ce que les voix se taisent. Peut-être dormaient-ils. Il aurait pu somnoler un peu lui-même. Et la seule chose qui le retenait de céder et de faire demi-tour, c’était la haine qu’il ressentait pour eux. La haine de les savoir ensemble, quand lui n’avait personne. Jamais personne.

Mordred lô faim, pensa-t-il, malheureux. Mordred lô froid. Et Mordred lô personne. Mordred est seul.

Il s’enfonça le poignet dans la bouche, mordit très profond et aspira le flot chaud qui coulait. Dans ce sang il savoura le dernier souffle de Rando Pensif… mais si faible ! Si vite évanoui ! Et il ne lui resta bientôt plus que le goût inutile et recyclé de sa propre chair.

Et dans le noir, Mordred se mit à pleurer.

3

Quatre heures après le lever du jour, sous un ciel blanc qui promettait de la pluie ou de la neige (peut-être les deux en même temps), Susannah Dean était allongée derrière un tronc d’arbre mort, grelottante, à scruter l’une des petites vallées. Tu entendras Ote, lui avait dit le Pistolero. Et tu m’entendras, moi aussi. Je ferai de mon mieux, mais je les repousserai devant moi, pour que tu aies le meilleur angle de tir. Fais en sorte que chaque coup porte.