Ils chargèrent leur butin à l’arrière du Taxi de Luxe de Ho Fat et le traînèrent jusqu’au ruisseau. Il leur fallut trois voyages en tout. Après avoir entassé les carcasses, Roland plaça soigneusement la tête du dernier faon sur la pile, d’où elle contempla les deux pistoleros avec des yeux hébétés.
— Qu’est-ce que tu fais, avec ça ? demanda Susannah, avec une pointe de Detta dans la voix.
— On va avoir besoin d’un maximum de cervelle, tout ce qu’on pourra trouver, dit Roland, avant de tousser une nouvelle fois dans son poing. Ça n’est pas le moyen le plus propre de faire le boulot, mais c’est rapide, et ça marche.
Une fois qu’ils eurent empilé leurs prises au bord du ruisseau gelé (« au moins on n’aura pas à s’inquiéter des mouches », avait fait remarquer Roland), le Pistolero entreprit de ramasser du bois mort. Susannah avait hâte de pouvoir se retrouver près du feu, mais le besoin impérieux qu’elle avait ressenti la nuit précédente avait disparu. Elle avait travaillé dur et, pour le moment du moins, elle avait assez chaud. Elle essaya de se remémorer la profondeur de son désespoir, la manière qu’avait eue le froid de ramper jusqu’à sa moelle, transformant ses os en glace, et elle n’y parvint pas. Car le corps avait cette faculté d’oublier le pire, supposait-elle, et sans la coopération du corps, tout ce dont disposait le cerveau, c’était de souvenirs semblables à des photos jaunies.
Avant de se mettre à la récolte du bois, Roland inspecta la rive du ruisseau gelé et déterra un morceau de roche. Il le lui tendit, et Susannah passa le pouce sur sa surface laiteuse, lissée par l’eau.
— Du quartz ? demanda-t-elle.
Mais il lui semblait que non. Pas tout à fait du quartz.
— Je ne connais pas ce mot, Susannah. Nous l’appelons chert. Il permet de faire des instruments primaires mais très utiles : des têtes de haches, des couteaux, des broches, des grattoirs. Ce sont les grattoirs dont nous avons besoin. Et au moins un marteau à main.
— Je sais ce qu’on va gratter, mais qu’est-ce qu’on va marteler ?
— Je te montrerai, mais tu veux bien me rejoindre ici un moment, tout d’abord ?
Roland se mit à genoux, et prit la main froide de Susannah dans la sienne. Tous deux, ils se placèrent en face de la tête de cerf.
— Nous te remercions pour ce que nous allons recevoir, dit Roland à la tête, et Susannah frissonna.
C’est exactement ainsi que son père commençait à rendre les grâces avant un grand repas, où toute la famille se trouvait réunie.
Notre propre famille est brisée, se dit-elle, mais elle n’en dit rien. Ce qui était fait était fait. La réponse qu’elle donna fut celle qu’elle avait apprise petite fille :
— Père, nous te louons.
— Guide nos mains et guide nos cœurs, alors que nous prenons la vie dans la mort, poursuivit Roland.
Puis il la regarda, les sourcils arqués, lui demandant sans prononcer un mot si elle avait quelque chose à ajouter.
Susannah se rendit compte que oui.
— Notre Père, qui es aux cieux, que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne vienne, que Ta volonté soit faite, sur la Terre comme au ciel. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal. Car c’est à Toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles.
— C’est une jolie prière, dit-il.
— Oui, acquiesça-t-elle. Je ne l’ai pas dite exactement comme il faut — c’est loin, tout ça — mais ça reste la meilleure prière. Maintenant mettons-nous à la tâche, tant que je sens encore mes mains.
Roland lui donna un amen.
Roland reprit la tête coupée du jeune cerf (les bois naissants facilitèrent la prise), la déposa en face de lui, puis frappa le crâne avec le caillou de la taille du poing. Il y eut un craquement étouffé qui fit se rétracter l’estomac de Susannah. Roland agrippa les bois et se mit à tirer, d’abord vers la gauche, puis vers la droite. Lorsque Susannah vit le crâne brisé onduler sous la peau, son estomac fit plus que se rétracter : il décrivit au ralenti tout le parcours du grand huit.
Roland frappa encore deux fois, maniant le morceau de chert avec une précision presque chirurgicale. Puis il se servit de son couteau pour découper un disque dans la peau du crâne, qu’il retira comme une cagoule. La tête fracassée apparut. Il inséra la lame de son couteau dans la fissure la plus large et fit levier. Lorsque les méninges du cerf furent visibles, il les sortit de la boîte crânienne, les mit de côté avec précaution, et regarda Susannah.
— Nous aurons besoin de la cervelle de tous les cerfs que nous avons tués, et c’est à ça que nous servira le marteau.
— Oh, dit-elle d’une voix entrecoupée. La cervelle.
— Pour la pâte de tannage. Mais le chert ne sert pas qu’à ça. Tu vas voir.
Il lui montra comment cogner deux cailloux l’un contre l’autre pour en casser un ou les deux, en gros segments lisses plutôt qu’en éclats grossiers. Elle savait que les roches métamorphiques se brisaient de cette manière, mais les schistes étaient en général trop fragiles pour faire de bons instruments. Alors que cette roche-là était solide.
— Quand tu obtiendras des fragments assez larges sur une tranche pour être tenus dans le creux de la main, et fins comme une lame de couteau sur l’autre, mets-les de côté. Ils feront de bons grattoirs. Avec plus de temps on aurait pu confectionner des poignées, mais on ne le peut pas. Au coucher nous aurons les mains bien abîmées.
— Combien de temps crois-tu qu’il faudra, pour avoir assez de grattoirs ?
— Pas si longtemps que ça, répondit Roland. Le chert se brise bien, d’après ce que j’ai entendu.
Tandis que le Pistolero ramassait du bois mort pour leur feu dans un bosquet mélangé de saules et d’aulnes, au bord de la rivière gelée, Susannah longea la rive en quête de chert. Lorsqu’elle eut trouvé une douzaine de cailloux de bonne taille, elle dénicha un morceau de granit saillant du sol en une courbe polie par les intempéries. Elle se dit qu’il ferait une enclume parfaite.
Le chert se brisait en effet comme il fallait, et le temps que Roland rapporte son troisième gros chargement de bois, elle avait taillé une trentaine de grattoirs potentiels. Il confectionna un tas de petit bois, que Susannah protégea en faisant écran avec ses mains. Il tombait désormais de la neige fondue, et bien qu’ils fussent en train de s’activer sous une épaisse couverture de feuillage, elle se dit qu’il ne faudrait pas longtemps avant d’être tous les deux trempés.
Une fois le feu allumé, Roland s’écarta de quelques pas, tomba de nouveau à genoux, et joignit les mains.
— Tu pries encore ? demanda-t-elle, amusée.
— C’est drôle comme ce qu’on apprend dans l’enfance nous reste, dit-il simplement.
Il ferma les yeux quelques secondes, puis leva les mains à hauteur de sa bouche et les embrassa. Le seul mot qu’elle l’entendit prononcer fut Gan. Puis il rouvrit les yeux et tendit les bras vers le haut, ouvrant les mains en un geste ravissant qui rappela à Susannah des oiseaux en train de prendre leur envol. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix sèche et factuelle : celle de M. Je Gère.
— C’est très bien, donc. Mettons-nous au travail.