— Je veux que tu m’arraches ce foutu truc.
Roland secoua la tête.
— Laissons-lui encore un peu de temps pour cicatriser de lui-même.
— Pourquoi ?
— Inciser une plaie n’est jamais une bonne idée, à moins d’être absolument certain qu’il n’y a pas d’autre solution. Surtout par ici, dans ce que Jake aurait appelé un blette pareil.
Elle acquiesça (sans prendre la peine de corriger son « blette » en « bled »), mais des images ignobles lui vinrent à l’esprit, lorsqu’elle se coucha. Des visions de son bouton en train de s’étendre, lui effaçant le visage centimètre par centimètre, transformant toute sa tête en une tumeur noire, sanguinolente et recouverte de croûtes. Dans la pénombre, de telles visions étaient monstrueusement convaincantes, mais elle était heureusement trop épuisée pour qu’elles la maintiennent éveillée bien longtemps.
Lors de leur deuxième jour dans ce que Susannah devait bientôt appeler le Camp des Peaux, Roland bâtit une sorte de grande carcasse branlante autour du nouveau feu, bas et brûlant lentement. Ils firent fumer les peaux deux par deux, puis les mirent de côté. L’odeur du produit fini était étonnamment agréable. Ça sent le cuir, pensa-t-elle en en levant une à hauteur de son visage, puis elle éclata de rire. Parce que, après tout, c’était exactement ça : du cuir.
Ils passèrent le troisième jour à « monter » et c’est là que le Pistolero dut s’avouer vaincu. Roland cousait à gros points à peine utilisables. Elle se fit la réflexion que les gilets et les jambières qu’il confectionnait tiendraient à peine un mois, deux tout au plus, avant de commencer à tomber en morceaux. Elle était beaucoup plus douée. L’art de la couture lui avait été transmis par sa mère et ses deux grand-mères. Elle avait commencé par trouver les aiguilles d’os de Roland effroyablement peu maniables, et elle avait pris le temps de se couvrir le bout du pouce et de l’index droits de petits morceaux de cuir noués. Elle put ensuite accélérer la cadence, et au milieu de l’après-midi de leur journée « montage », elle prenait des vêtements de la pile de Roland et doublait les coutures du Pistolero par les siennes, plus fines et plus serrées. Elle se dit qu’il y verrait peut-être une objection — les hommes étaient fiers — mais il s’abstint, ce qui valait sans doute mieux. Il aurait vraisemblablement récolté une réponse de Detta à ses jérémiades et ses scrupules.
Quand arriva leur troisième nuit au Camp des Peaux, ils avaient chacun un gilet, une paire de jambières et un manteau. Ils disposaient aussi d’une paire de moufles. Des engins énormes et assez ridicules, mais qui leur garderaient les mains au chaud. Et en parlant de mains, Susannah arrivait de nouveau à plier les doigts. Elle jeta un regard dubitatif aux peaux restantes et demanda à Roland s’il comptait passer une journée de plus à monter.
Le Pistolero réfléchit à la question, puis secoua la tête.
— Nous allons charger celles qui restent dans le Tac-scie, je pense, avec une partie de la viande et des blocs de glace qu’on tirera de la rivière, pour la conserver au frais.
— Le Taxi ne nous servira plus à rien, quand on arrivera dans les zones enneigées, pas vrai ?
— Non, en effet. Mais d’ici là on aura transformé les peaux en vêtements et mangé la viande.
— Tu ne peux pas rester ici plus longtemps, c’est ça, n’est-ce pas ? Tu l’entends appeler. La Tour.
Le regard de Roland se perdit dans le feu qui craquait, et il ne répondit rien. Il n’avait pas besoin de le faire.
— Comment on va tracter notre gunna, une fois dans les terres blanches ?
— On fera un travois. Et il y aura plein de gibier.
Elle hocha la tête et s’allongea. Il la prit par les épaules et la fit pivoter vers le feu. Il approcha son visage de celui de la jeune femme, et pendant un instant elle crut qu’il allait l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Au lieu de quoi il observa longuement sa plaie près de la bouche, surmontée d’une croûte épaisse.
— Alors ? finit-elle par demander.
Elle aurait pu se montrer plus loquace, mais il aurait entendu le tremblement de sa voix.
— Je crois qu’il est un peu plus petit. Une fois que nous aurons laissé les Malterres derrière nous, il se peut qu’il guérisse de lui-même.
— Tu dis ainsi ?
Le Pistolero secoua instantanément la tête.
— J’ai dit il se peut. Maintenant allonge-toi, Susannah. Repose-toi.
— D’accord, mais ne me laisse pas dormir plus longtemps que prévu, cette fois-ci. Je veux faire ma part du tour de garde.
— Oui. Dors, maintenant.
Elle obéit et s’endormit avant même que ses yeux ne se ferment.
Elle est à Central Park, et avec le froid elle fait de la vapeur en respirant. Au-dessus d’elle le ciel est blanc d’un bout à l’autre, un ciel de neige, mais elle n’a pas froid. Non, pas avec son nouveau manteau en daim, ses jambières, son gilet et ses moufles rigolotes en peau. Elle a aussi quelque chose sur la tête, qui lui couvre les oreilles et les garde bien au chaud. Furieuse, elle retire le bonnet et voit qu’il n’est pas en cuir comme le reste de sa panoplie toute neuve, mais en laine rouge et verte. Devant est inscrit JOYEUX NOËL.
Elle le regarde, alarmée. Peut-on avoir un sentiment de déjà-vu, dans un rêve ? Apparemment, oui. Elle regarde autour d’elle et voit Eddie et Jake, qui lui sourient de toutes leurs dents. Ils sont tête nue, et elle comprend que ce qu’elle avait sur la sienne était un mélange des deux bonnets qu’eux portaient, dans un autre de ses rêves. Elle ressent comme un immense élan de joie, comme si elle venait juste de trouver la solution à un problème censément insoluble : la quadrature du cercle, disons, ou la découverte du Nombre Premier Absolu (prends ça, Blaine le Mono, que ça t’explose le cerveau, espèce de tchou-tchou carrément barjo).
Eddie porte un sweat-shirt qui dit : JE BOIS DU NOZZ-A-LA !
Sur celui de Jake apparaît le slogan : JE CONDUIS UNE TAKURO SPIRIT !
Ils tiennent tous deux une tasse de chocolat chaud. C’est le chocolat parfait, mit schlag sur le dessus, et une pluie de noix de muscade râpée pailletant la crème.