— Pour ne pas mourir de froid ?
Susannah avait du mal à le croire, avec tous ces arbres autour d’eux.
— Il n’a pas d’allumettes et pas de ce méta, non plus. Je pense qu’une nuit — il y a quelque temps, je dirais — il est tombé sur un de nos feux, il restait des braises sous les cendres. Il en a emporté, et il les a gardées quelques jours avec lui, pour se faire un feu le soir. C’est ainsi que les hommes des cavernes transportaient le feu quand ils se déplaçaient. Du moins c’est ce qu’on m’a dit.
Susannah hocha la tête. Elle avait appris approximativement la même chose au lycée, en sciences, même si le professeur avait avoué que la majeure partie de ce qu’ils savaient de l’Âge de Pierre tenait plus de la devinette et du tâtonnement que de la certitude scientifique. Elle se demanda également si ce que venait de lui raconter Roland tenait aussi de la devinette. Elle lui posa la question.
— Ce n’est pas de la devinette, même si je ne peux pas l’expliquer. Si c’est le shining, Susannah, ça n’a rien à voir avec ce que Jake avait. Je ne vois pas, je n’entends pas. Je ne rêve même pas. Encore que… crois-tu qu’on puisse faire des rêves qu’on ne se rappelle pas au réveil ?
— Oui.
Elle songea à lui parler de sommeil paradoxal, des articles qu’elle avait lus sur le sujet dans le magazine Look, puis elle décida que c’était trop complexe. Elle se contenta de lui affirmer qu’elle était certaine que les gens rêvaient toutes les nuits et ne se rappelaient rien.
— Alors peut-être que je le vois et l’entends en rêve. Tout ce que je sais, c’est qu’il bataille pour tenir le rythme. Il sait tellement peu de chose de ce monde que c’est déjà incroyable qu’il soit même encore en vie.
— Tu as de la peine pour lui ?
— Non. Je ne peux pas me permettre la pitié, et toi non plus.
Mais à ces mots il avait détourné le regard du sien, et elle se dit qu’il mentait. Peut-être ne voulait-il pas éprouver de la pitié pour Mordred, mais elle était certaine que c’était pourtant le cas, du moins un peu. Peut-être voulait-il espérer que Mordred mourrait à leurs trousses — et il y avait de grandes chances que ça se produise, ne serait-ce que par hypothermie — mais Susannah pensait qu’il n’en était pas tout à fait capable. Ils avaient peut-être pris le ka de vitesse, mais force était de constater que les liens du sang demeuraient incontournables.
Il y avait autre chose, cependant, quelque chose de plus puissant que les liens du sang. Elle le savait pour le sentir battre en ce moment même dans sa tête, à la fois vivant et en sommeil. C’était la Tour Sombre. Elle pensait qu’ils en étaient à présent très proches. Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils feraient contre son gardien fou, quand ils arriveraient là-bas (s’ils devaient jamais y arriver), mais elle se rendit compte qu’elle ne s’en souciait plus du tout. Pour le moment, tout ce qu’elle voulait, c’était la voir. L’idée d’y pénétrer était encore trop abstraite pour son imagination, mais la voir ? Oui, elle pouvait l’imaginer. Et elle se disait que cette simple vision lui suffirait.
Ils se mirent à descendre lentement la vaste pente blanche, Ote trottinant aux pieds de Roland, faisant de temps à autre un petit crochet en arrière pour s’assurer que tout allait bien pour Susannah, puis retournant auprès de Roland. Des trous d’un bleu vif s’ouvraient parfois au-dessus d’eux. Roland savait que c’était là l’œuvre du Rayon qui s’était remis au travail, repoussant continuellement la couche de nuages vers le sud-est. Hormis ces interférences, le ciel était blanc à perte de vue et avait à présent un air bas et plein qu’ils reconnaissaient désormais tous les deux. De la neige s’annonçait, et le Pistolero avait comme l’intuition que cette tempête-là serait la pire de toutes celles qu’ils avaient eu à affronter. Le vent se levait, et l’humidité dont il était imprégné suffisait à engourdir le moindre centimètre de peau qu’il trouvait (après trois semaines de travaux de couture opiniâtres, la zone exposée se résumait à son front et au bout de son nez). Les rafales soulevaient de longues écharpes blanches et diaphanes. Elles glissaient à vive allure de part et d’autre des voyageurs pour descendre la pente comme des ballerines fantastiques, à la silhouette changeante.
— C’est beau, n’est-ce pas ? fit Susannah dans son dos, sur un ton presque mélancolique.
Roland de Gilead, bien piètre juge de la beauté (sauf une fois, à la périphérie de Mejis), émit un grognement. Il savait ce qui serait beau, à ses yeux : une cachette digne de ce nom lorsque la tempête les submergerait, un peu plus qu’un simple bouquet d’arbres. Aussi eut-il du mal à en croire ses yeux lorsque le vent tomba net au milieu d’une rafale et que la neige s’immobilisa. Il lâcha la lanière de remorquage, se dégagea du harnachement et se rendit auprès de Susannah (leur gunna, à nouveau bien fourni, était ligoté sur la luge derrière elle). Il tomba sur un genou, près de la jeune femme. Habillé de peaux de bêtes des pieds à la tête, il avait plus l’air d’un yéti galeux que d’un homme.
— Qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda-t-il.
Le vent poussa une nouvelle rafale, plus forte que jamais, commençant par obscurcir la vision qu’il avait eue. Lorsqu’il s’apaisa, un trou s’ouvrit au-dessus d’eux et le soleil fit une percée furtive à travers les nuages, illuminant le champ enneigé de millions d’étincelles en diamants. Susannah se couvrit les yeux d’une main et scruta la pente. Elle y découvrit un T renversé creusé dans la neige. La barre du T, plus proche d’eux (mais distante d’encore au moins trois kilomètres), était relativement courte, avec soixante mètres de part et d’autre de l’intersection. Le bras le plus long, cependant, était très long et s’étendait jusqu’à l’horizon, et au-delà.
— Ce sont des routes ! s’exclama-t-elle. Quelqu’un a creusé des routes en bas, Roland !
Il hocha la tête.
— C’est ce que je pensais, mais je voulais te l’entendre dire. Je vois aussi autre chose.
— Quoi ? Tu as la vue bien plus perçante que la mienne.
— Quand on s’approchera un peu, tu verras mieux.
Il fit mine de se relever, et Susannah le secoua par la manche avec impatience.
— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi. Qu’est-ce que c’est ?
— Des toits, céda-t-il. Je dirais qu’il y a des maisons, en bas. Peut-être même une ville.
— Des gens. C’est ce que tu dis ? Des gens ?
— Eh bien, on dirait qu’il y a de la fumée, montant d’un des toits. Bien que ce soit difficile à dire, sur un ciel aussi blanc.
Elle ne savait pas si elle avait envie ou non de voir du monde. Il était certain que ça compliquerait les choses.
— Roland, il va falloir qu’on soit très prudents.
— Oui, dit-il en retournant à son harnachement.
Avant de se sangler à nouveau, il prit le temps de réajuster son ceinturon, descendant le holster afin qu’il soit plus à portée de sa main gauche.
Une heure plus tard, ils débouchèrent sur l’intersection de la route et de la bretelle. Elle était marquée par un remblai de neige d’au moins trois mètres de haut, comme creusé par une sorte de charrue. Susannah aperçut des traces de chenilles rappelant celles d’un bulldozer, imprimées sur la neige tassée. De ce talus surgissait un poteau. Le panneau fixé au bout ne différait pas beaucoup de ceux qu’elle avait vus dans toutes sortes de villes : aux carrefours des rues new-yorkaises, par exemple. Celui désignant la petite branche disait :