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Mais c’est l’autre qui transporta son cœur de joie.

ROUTE DE LA TOUR

disait le panneau.

3

À l’exception d’une seule, toutes les maisonnettes agglutinées autour de l’intersection étaient désertes, et bon nombre étaient à demi ensevelies, pliant et rompant sous le poids de la neige qui s’accumulait. L’une d’elles, cependant (située dans le dernier quart de la branche gauche de La Ronde), était très différente des autres. On avait retiré du toit le plus gros de la neige susceptible de le faire céder, et un chemin avait été déblayé, depuis la route jusqu’à la porte d’entrée. C’était de la cheminée de cette maisonnette vieillotte et entourée d’arbres que s’élevait un fin panache de fumée blanche. D’une fenêtre s’échappait également une lueur d’un jaune laiteux, mais c’est la fumée qui retint l’œil de Susannah. En ce qui la concernait, c’était le petit détail qui change tout. La seule question qu’elle se posait, c’était de savoir qui viendrait ouvrir la porte, quand ils frapperaient. Serait-ce Hansel, ou sa sœur Gretel (d’ailleurs, ces deux-là étaient-ils jumeaux ? Est-ce que quelqu’un s’était un jour posé la question ?) ? Ou bien le Petit Chaperon Rouge, ou Boucles-d’Or, des moustaches coupables de bouillie autour de la bouche ?

— Peut-être qu’on ferait mieux de ne pas s’arrêter, suggéra-t-elle, consciente de parler maintenant à voix quasiment inaudible, alors qu’ils ne se trouvaient encore que sur le talus de neige. On fait comme si de rien n’était, grand merci.

D’un geste nerveux elle désigna le panneau indiquant la ROUTE DE LA TOUR.

— La voie est libre, Roland — peut-être qu’on devrait la prendre.

— Si on fait comme tu le suggères, penses-tu que Mordred en fera autant ? Penses-tu qu’il se contentera de passer à côté et de laisser en paix quiconque vit ici ?

C’était là une question qui ne lui était pas même venue à l’esprit, et à laquelle la réponse était non, bien entendu. Si Mordred décidait qu’il pouvait tuer les habitants de cette maison, il le ferait. Pour se nourrir si lesdits habitants étaient comestibles, mais la nourriture n’était qu’une préoccupation secondaire. Les bois derrière eux regorgeaient de gibier, et même si Mordred s’était révélé incapable d’attraper son dîner tout seul (Susannah doutait que ça lui pose le moindre problème, sous sa forme d’araignée), ils avaient eux-mêmes laissé plus d’une fois les restes de leur repas dans les campements qu’ils quittaient. Non, c’est repu qu’il surgirait des plateaux enneigés. Repu… mais pas content. Pas content du tout. Et malheur à quiconque se trouverait alors sur son chemin.

D’un autre côté, se dit-elle… sauf qu’il n’y avait pas d’autre côté. Et tout à coup il fut trop tard. La porte d’entrée de la maison s’ouvrit, et un vieil homme s’avança sur le seuil. Il portait des bottes, un jean et un lourd anorak au col doublé de fourrure. Ce dernier vêtement donna à Susannah l’impression d’avoir été acheté dans un surplus de l’Armée de Greenwich Village.

Le vieil homme avait les joues roses — le cliché du bon air de l’hiver — mais il boitait lourdement, et devait s’appuyer sur le gros bâton qu’il tenait de la main gauche. De derrière sa maisonnette de conte de fées avec son plumet de fumée blanche s’éleva le hennissement perçant d’un cheval.

— Mais oui, Insolente, je les vois ! s’écria le vieil homme en se tournant dans la direction de l’animal. I’m’reste au moins encore un bon œil, pas vrai ?

Puis il pivota vers Roland, debout sur le rebord de neige, flanqué de Susannah et d’Ote. Il leva son bâton en signe de bonjour, en un salut joyeux, sans aucune trace de peur. Roland leva la main en réponse.

— On dirait bien qu’on est partis pour une petite palabre, qu’on le veuille ou non, glissa le Pistolero.

— Je sais, répondit-elle.

Puis, au bafouilleux :

— Ote, tiens-toi bien, maintenant, hein ?

Ote la considéra une seconde, puis le vieil homme, sans émettre un son. En ce qui concernait les bonnes manières, il avait visiblement décidé de garder son opinion pour lui.

La patte folle du vieillard était indéniablement très mal en point — « encore un peu et on coupe », aurait dit Pop Mose Carver — mais il s’en sortait plutôt bien, avec sa canne, se déhanchant en une démarche bancale et sautillante que Susannah trouvait à la fois amusante et admirable. « Alerte comme un grillon », voilà une autre des nombreuses expressions de Pop Mose qui aurait sans doute le mieux convenu à ce vieux bougre-là. Elle ne vit aucun signe de danger chez ce bonhomme à cheveux blancs (il avait une longue chevelure de bébé, qui pendait jusqu’aux épaules de son anorak), obligé de se traîner sur son bâton. Et, tandis qu’il s’approchait, elle vit qu’un de ses yeux était recouvert d’une pellicule blanche, une cataracte, à l’évidence. La pupille, encore vaguement visible et inerte, semblait fixée sur un point indéterminé, à leur gauche. L’autre en revanche ne lâchait pas les nouveaux venus, et c’est avec beaucoup d’intérêt que le maître des lieux les observait, en remontant La Ronde vers eux, de son pas saccadé.

Le cheval hennit de nouveau et le vieillard agita sauvagement son bâton vers le ciel blanc et bas.

— Tais-toi, boîte à foin, espèce d’usine à merde et de clapet à foutre, t’as donc jamais eu d’la visite avant ça ? T’es né dans une grange, ou quoi ? Hé hé ! Parce que sinon, moi j’suis un babouin à z’yeux bleus, alors que ça existe pas, comme bestiole !

Roland partit d’un éclat de rire sincère, et les derniers vestiges d’appréhension de Susannah s’envolèrent. Dans la remise à l’arrière — c’était loin de pouvoir s’appeler une grange —, la jument poussa un ultime hennissement et le vieillard secoua une nouvelle fois son gourdin, se mettant presque par terre dans l’élan de son mouvement. Sa démarche maladroite mais néanmoins rapide l’avait mené à mi-chemin de Roland et Susannah. Il évita de justesse la mauvaise chute, fit un bond de côté en se servant du bâton comme appui, puis l’agita dans leur direction d’un air réjoui.

— Aïle, pistoleros ! s’écria l’homme — ses poumons, du moins, avaient une santé admirable —, des pistoleros en pèlerinage vers la Tour Sombre, voilà ce que vous êtes, oui-là, car est-ce que je ne vois pas là les gros fers à manche jaune ? Et le Rayon qu’est revenu, tout beau et costaud, ça je l’sais, et l’Insolente aussi ! Fraîche comme une pouliche, qu’elle est, depuis Noël, ou ce que moi j’appelle Noël, parce que j’ai pas d’calendrier et j’ai pas vu l’Papa Noël. C’est pas que j’m’en étonne, hein, parce que est-ce que j’ai été sage ? Jamais ! Jamais ! Les enfants sages ça va au Paradis, et tous mes amis à moi i’sont d’l’autre côté, à faire frire des chamallows dans l’feu en sirotant un p’tit whisky-Nozza dans la tanière du diable ! Aaaaah, oubliez ça, j’ai la langue collée au milieu et elle part dans tous les sens ! Aïle à l’un, aïle à l’autre, et aïle à la p’tite boule de poils entre les deux ! Un bafou-bafouilleux, si on m’avait dit ça ! Bond’là, qu’est-ce que ça fait plaisir d’vous voir ! Mon nom c’est Joe Collins, Joe Collins de La Ronde, faut dire que j’tourne pas très rond moi-même, j’ai qu’un œil et une patte folle, mais à votre service !

Il avait atteint le remblai de neige marquant la fin de la Route de la Tour… ou son début, selon le point de vue et le sens de la marche, se dit Susannah. Il leva les yeux vers eux, dont l’un vif comme celui d’un oiseau, et l’autre fixant les étendues blanches avec une fascination éteinte.