Collins dut déchiffrer quelque chose dans son expression, car lorsqu’il reprit la parole, ce fut presque sur la défensive.
— Elle est pas bien belle, je sais, mais quand vous arriverez à son âge, je pense pas que vous gagnerez beaucoup de concours de beauté non plus !
Sur ces paroles il flatta l’encolure usée et courbée de la bête, puis agrippa sa maigre crinière assez fort pour l’arracher par la racine (bien qu’Insolente ne parût pas souffrir le moins du monde) et la fit pivoter sur la route pour la placer face à la maison. Et c’est alors que les premiers flocons de la tempête se mirent à descendre.
— Allez, Insolente, espèce de vieille ki’-boîte et clapet à foutre, espèce de canasson lépreux à quatre pattes ! Tu sens donc pas la neige dans l’air ? Parce que moi si, et ça fait un bail que j’ai plus d’nez !
Il se tourna vers Roland et Susannah :
— J’espère que vous allez aimer ma cuisine, pour sûr, parce qu’il m’semble bien qu’on est partis pour trois jours. Si fait, au moins trois avant que la Lune du Démon montre à nouveau sa tête ! Mais c’est une heureuse rencontre que la nôtre, oui-là, j’en jurerais, par ma montre et mon billet ! Je voudrais seulement pas que vous me jugiez à mon cheval plutôt qu’à ma chevalerie. Hé !
Il vaudrait mieux, en effet, se dit Susannah, en frissonnant légèrement. Le vieillard s’était retourné, mais Roland adressa à la jeune femme un regard interrogateur. Elle secoua la tête en souriant comme pour lui dire rien, rien — sauf que si, il y avait quelque chose. Mais elle n’allait pas dire au Pistolero qu’une vieille bourrique avec des cataractes sur les yeux et les côtes saillantes avait suffi à la rendre toute flagada. Roland ne l’avait jamais traitée de cruche et bon sang elle n’avait pas l’intention de lui donner l’occasion de commencer maint…
Comme lisant dans ses pensées, la vieille rosse tourna la tête et découvrit les dents à l’intention de la jeune femme. Les yeux plantés dans sa tête osseuse étaient deux trous aveugles bordés de pus, surmontant un rictus épouvantable. Elle émit un hennissement aigre, comme pour dire : Tu peux bien penser ce que tu veux, ma merlette ; je serai encore là bien longtemps après que tu auras passé l’arme à gauche et rencontré la mort. Le vent se fit plus rageur, leur fouettant le visage de flocons, murmurant dans les pins pliant sous le poids de la neige, et mugissant sous l’avant-toit de la maisonnette de Collins. Il parut faiblir un instant puis se releva de plus belle en un hurlement bref et triste qui paraissait presque humain.
Les dépendances situées à l’arrière consistaient en un poulailler d’un côté, le box d’Insolente de l’autre, ainsi qu’un petit grenier rempli de foin.
— Je peux monter là-haut et le descendre à la fourche, mais je risque ma vie à chaque fois, à cause de cette fichue hanche. Je ne veux pas vous forcer à aider un vieillard, sai Deschain, mais si vous aviez la gentillesse de…
Roland escalada l’échelle appuyée de travers contre le rebord de la porte du grenier et fit basculer des fourches de foin jusqu’à ce que Collins lui dise que ça suffisait, que ça suffisait même largement pour faire tenir Insolente, même si la tempête devait souffler pendant quatre jours (« parc’qu’elle mange même pas ce que j’appellerai une merde de Polack, comme vous le voyez à l’œil nu en la regardant », avait-il commenté). Puis le Pistolero redescendit de l’échelle et Collins remonta avec eux la courte allée qui menait à la maison. La neige empilée sur les côtés s’élevait à hauteur de la tête de Roland.
— C’est tout simple, je vous préviens, dit Joe en les faisant entrer dans la cuisine. Elle était lambrissée de pin — dont Susannah comprit en s’approchant que c’était en fait du plastique — et il y faisait délicieusement bon. Le nom inscrit sur le poêle électrique était Rossco, marque dont elle n’avait jamais entendu parler. Le réfrigérateur était un Amana, avec une petite porte spéciale sur le devant, au-dessus de la poignée. Elle se pencha et lut les mots GLACE MAGIQUE.
— Cette chose fait des glaçons ? demanda-t-elle, ravie.
— Eh bien, non, pas exactement, dit Joe. C’est le congélateur qui les fabrique, beauté. Ce truc sur le devant sait juste les faire tomber dans ton verre.
Elle trouva ça très drôle, et éclata de rire. En baissant les yeux, elle vit Ote qui la regardait avec son bon vieux rictus diabolique, ce qui la fit rire plus fort encore. Hormis l’équipement moderne, cette cuisine avait quelque chose de merveilleusement nostalgique — ses odeurs, notamment : du sucre, des épices, rien que du bon.
Roland contemplait les tubes fluorescents au-dessus de leurs têtes, et Collins hocha la tête.
— Oui-là, oui-là, tout marche à l’électrique. J’ai même un four à chaleur tournante, si c’est pas coquet ? Et personne m’envoie jamais une facture ! Le générateur est dans un cabanon, de l’autre côté. C’est un Honda, et discret comme une jeune vierge, avec ça. Même en se collant au mur du cabanon, on n’entend rien d’autre qu’un mmmmmmm. Bill le Bègue vient me changer le propane et réparer quand il y a une panne, ce qui a dû arriver deux fois, depuis que je suis là. Nan, Joey vient de mentir, en enfer il ira rôtir. Trois fois. Trois fois en tout.
— Qui est Bill le Bègue ? demanda Susannah, tandis que Roland demandait au même instant : Vous êtes là depuis combien de temps ?
Joe Collins eut un petit rire.
— Chacun son tour, mes moult nouveaux amis, un seul à la fois !
Il avait déposé sa canne pour retirer tant bien que mal son manteau, plaçant le poids sur sa mauvaise jambe. Il poussa un grognement sourd et faillit basculer par terre. Et aurait basculé par terre, si Roland ne l’avait pas rattrapé.
— Merci, grand merci beaucoup-beaucoup, fit Joe. Même si, je vais vous dire, ça n’aurait pas été la première fois que je me serais collé le nez sur le lino ! Mais puisque vous m’avez épargné une culbute, c’est à vous que je répondrai en premier. Ce vieux Joe de La Ronde, rond comme une queue de pelle, votre serviteur, habite ici depuis environ dix-sept ans. Si je peux pas me montrer plus précis, c’est parce que, depuis un moment, le temps est devenu foutrement bizarre. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Nous voyons, oui, commenta Susannah. Croyez-moi, nous voyons très bien.
Collins se dépouillait à présent de son pull, sous lequel apparut un autre pull. Il leur avait d’abord fait l’impression d’un vieil homme costaud, presque gras. Maintenant elle comprenait que la majeure partie de ce qu’elle avait pris pour de la graisse n’était que du remplissage. Il n’était pas aussi désespérément maigre que sa monture, mais il était bien loin d’être corpulent.
— Maintenant, Bill le Bègue, reprit le vieil homme en retirant le deuxième pull. C’est un robot. Il nettoie la maison et il fait tourner mon générateur… et, bien sûr, c’est lui qui laboure. Quand je suis arrivé ici, il ne bégayait qu’une fois de temps en temps. Maintenant c’est tous les deux ou trois mots. Je ne sais pas ce que je ferai, quand il va finir par lâcher.