Mia se mit à caresser la tête de son p’tit gars, lissant les boucles brunes emmêlées et trempées de sang, riant toujours aux éclats. Mais aux oreilles de Susannah, ce rire ressemblait à un long hurlement hoquetant.
Un bruit de ferraille au niveau du sol annonça un robot à l’approche. Il ressemblait assez à Andy, le Robot Messager — même taille, environ deux mètres, même allure dégingandée, mêmes yeux bleus électriques, même corps articulé et étincelant. Il portait contre lui une grande boîte en verre remplie de lumière verte.
— Qu’est-ce que c’est que ce putain de truc ? aboya Sayre, visiblement hors de lui et plein de suspicion.
— Une couveuse, répondit Scowther. J’ai pensé qu’il vaudrait mieux prendre trop de précautions que pas assez.
Lorsqu’il se retourna vers Sayre, son holster à hauteur d’aisselle pivota vers Susannah. L’opportunité était encore plus belle, la meilleure qu’elle ait eue jusqu’ici et elle le savait, mais avant qu’elle ait pu s’emparer de l’arme, le p’tit gars de Mia se transforma.
Susannah vit de la lumière rouge glisser sur la peau lisse du nourrisson, depuis le sommet de son crâne jusqu’à son talon gauche taché. Pas une rougeur, mais un rougeoiement, qui éclairait l’enfant de l’extérieur : Susannah l’aurait juré. Et soudain, alors que le bébé reposait sur le ventre dégonflé de Mia, les lèvres refermées sur son téton, au flash rouge succéda une noirceur, qui monta en s’accentuant, transformant le petit être en gnome sombre, comme le négatif de l’enfant rose qui s’était échappé du giron de Mia. Au même moment, son corps se ratatina, ses jambes remontèrent pour venir se fondre dans son ventre, sa tête glissa de côté — entraînant le sein de Mia avec elle — et s’agglutina sur son cou, qui se mit à gonfler comme le goitre d’un crapaud. Ses yeux bleus virèrent au noir goudron, puis repassèrent au bleu.
Susannah essaya de crier, mais n’y parvint pas.
Des tumeurs apparurent sur les flancs noirs de la chose, puis en éclatant libérèrent des pattes. La marque rouge du talon était toujours visible, mais s’était muée en une tache hideuse, comme le sceau écarlate sur le ventre d’une tarentule noire. Car c’était bien ce qu’était devenu l’enfant : une araignée. Pourtant tout de lui n’avait pas disparu. Une excroissance blanche saillait sur le dos de l’animal. Et Susannah y vit une tête minuscule et déformée, ornée de deux étincelles bleues en guise d’yeux.
— Qu’est-ce que — s’exclama Mia en se hissant de nouveau sur un coude.
Du sang s’était mis à couler de sa poitrine. Le bébé le buvait comme du lait, n’en perdant pas une goutte. Aux côtés de Mia, Sayre se tenait aussi immobile qu’une statue, bouche bée, les yeux saillant de leurs orbites. Quoi qu’il ait attendu de cette naissance — quoi qu’on lui ait raconté —, rien ne l’avait visiblement préparé au spectacle qu’il avait sous les yeux. La partie Detta de Susannah prit un plaisir puéril et vicieux à contempler l’expression de cet homme en état de choc. On aurait dit le comique Jack Benny dans un grand jour.
Pendant une seconde, seule Mia parut se rendre compte de ce qui s’était produit, car son visage s’allongea avec une expression d’horreur indescriptible — et peut-être aussi, de douleur. Puis son sourire revint, ce sourire angélique de madone. Elle tendit la main et caressa le monstre changeant suspendu à sa mamelle, l’araignée noire avec sa tête humaine microscopique et la tache rouge sur son ventre couvert de poils drus.
— N’est-il pas beau ? s’écria-t-elle. Mon fils n’est-il pas magnifique, aussi doux que le soleil d’été ?
Ce furent ses dernières paroles.
Son visage ne se figea pas vraiment — il s’immobilisa. Ses joues, son front et sa gorge, tout échauffés par l’effort de l’accouchement quelques minutes plus tôt, pâlirent brutalement et prirent cette teinte cireuse des pétales d’orchidée. Ses yeux brillants se glacèrent dans leurs orbites. Et soudain, Susannah eut l’impression de regarder non pas une femme allongée sur un lit, mais le dessin d’une femme. Un dessin d’une habileté extraordinaire, mais fait de papier et de fusain, ainsi que de quelques touches pâles d’aquarelle.
Susannah se remémora comment elle était retournée à l’hôtel Hyatt Plaza-Park, après sa première visite au Château Discordia, et comment elle était arrivée ici, à Fedic, après sa dernière palabre avec Mia, à l’abri du merlon. Comment le ciel, le château et la pierre même du merlon s’étaient déchirés. Et alors, comme si la force de sa pensée l’avait provoqué, c’est le visage de Mia qui se déchira, de la racine des cheveux jusqu’au menton. Ses yeux fixes basculèrent de part et d’autre de la déchirure. Ses lèvres s’ouvrirent en deux sourires jumeaux et déments. Et ce n’est pas du sang qui jaillit de la fissure grandissante qui la défigurait, mais une poudre blanche à l’odeur rance. Il revint à Susannah des fragments incertains de T.S. Eliot
(des hommes vides des pantins la tête remplie de paille)
et de Lewis Carroll
(car tu n’es rien d’autre qu’un jeu de cartes)
avant que le dan-tete de Mia ne relève sa tête innommable des restes de son premier festin. Sa bouche souillée de sang s’ouvrit et il tenta de se hisser, en s’aidant de ses pattes arrière qui cherchaient prise sur le ventre flasque de sa mère, et se mit à boxer de ses pattes avant, comme à l’intention de Susannah.
Il poussa un cri perçant de triomphe, et s’il avait choisi en cet instant de s’attaquer à l’autre femme qui l’avait nourri en son sein, Susannah Dean serait sans doute morte aux côtés de Mia. Au lieu de quoi la créature retourna sur le sein dégonflé qui lui avait donné sa première tétée, et le déchira. Susannah l’entendit mâchonner joyeusement de la chair humide. Puis il se mit à fouiller dans le trou qu’il avait creusé, et la minuscule tête humaine disparut derrière le nuage de fumée blanche qui s’échappa de la tête de Mia. On entendit un bruit de succion violent et presque mécanique, et Susannah se dit : Il est en train d’aspirer toute son humidité, tout ce qui reste de liquide. Et regardez-moi ça ! Regardez-le enfler ! Comme une sangsue sur le cou d’un cheval !
Et c’est alors qu’une voix à l’accent anglais ridicule — avec cette intonation snob, aristocratique et désuète — dit :
— Pardonnez-moi, messieurs, mais aurez-vous l’usage de cette couveuse, pour finir ? Car la situation me paraît avoir quelque peu changé, si je puis me permettre.
C’est ce qui extirpa Susannah de sa paralysie. Elle se redressa vivement sur une main, et de l’autre s’empara du pistolet automatique de Scowther. Elle tira d’un coup sec, mais l’arme était fixée par la crosse et ne voulait pas céder. De l’index elle dénicha le petit loquet de sécurité et le poussa. Elle fit pivoter le pistolet, encore dans son holster, et le pointa contre la cage thoracique de Scowther.
— Qu’est-ce que c’ — commença-t-il, mais du majeur elle pressa la détente, tout en tirant de toutes ses forces sur l’étui.
Les lanières qui ficelaient Scowther tinrent bon, mais la plus fine, qui retenait le holster, lâcha d’un seul coup et tandis que Scowther basculait sur le côté, baissant les yeux vers le trou noir et fumant qui était apparu dans sa blouse blanche, Susannah prit pleine possession de son arme. Elle abattit Straw et le vampire qui se tenait près de lui, celui au sabre électrique. Pendant une seconde, le vampire resta là, à contempler le dieu-araignée qui avait tellement ressemblé à un bébé, puis son aura s’éteignit comme une chandelle qu’on souffle. La chair de la chose disparut instantanément. Il ne resta plus qu’une chemise vide dans un jean vide. Puis les vêtements s’effondrèrent par terre.