Susannah se fit la réflexion qu’il n’avait pas l’air particulièrement inquiet à cette perspective.
— Peut-être que ça va aller mieux, maintenant que le Rayon a retrouvé la forme, dit-elle.
— Il tiendra peut-être un peu plus longtemps, mais je pense vraiment pas qu’il aille mieux. Les machines, ça guérit pas comme les êtres vivants.
Il finit par atteindre son T-shirt en Thermolactyl, et c’est là qu’il arrêta l’effeuillage. Susannah en fut reconnaissante. La vision de la cage thoracique décharnée du cheval, saillant sous la fine fourrure grise, lui avait largement suffi. Elle n’avait aucune envie de voir celle du maître, en prime.
— Retirez donc vos manteaux et vos guêtres, suggéra Joe. J’vais vous faire un p’tit lait de poule, ou ce qui vous fera plaisir, d’ici une minute. Mais d’abord je voudrais vous montrer mon salon, parce que c’est ma grande fierté. Ça oui.
Le tapis dudit salon aurait eu tout à fait sa place chez Mamie Holmes, ainsi que le fauteuil à dossier inclinable et la petite table à côté. Elle croulait sous les magazines, les livres de poche, une paire de lunettes et une bouteille marron contenant Dieu savait quelle sorte de médicament. Il y avait un poste de télévision — bien que Susannah eût du mal à imaginer ce que ce bon vieux Joe pouvait bien regarder (Eddie et Jake auraient quant à eux reconnu le magnétoscope posé sur la tablette en dessous). Mais ce qui retint toute l’attention de Susannah — et celle de Roland, aussi —, ce fut la photographie accrochée à l’un des murs. Elle avait été collée là un peu de travers, d’une manière désinvolte qui paraissait (à Susannah, du moins) presque sacrilège.
C’était une photographie de la Tour Sombre.
Elle se retrouva le souffle coupé. Elle avança jusqu’au mur, sentant à peine les nœuds et les trous du tapis sous ses paumes, puis elle leva les bras.
— Roland, soulève-moi !
Il s’exécuta, et elle vit qu’il avait soudain pâli, à l’exception de deux taches rondes d’un rouge brûlant, sur ses pommettes maigres. Ses yeux étincelaient. La Tour se dressait sur fond de ciel voilé, avec la lumière du coucher de soleil bariolant d’orange les collines en arrière-plan, les meurtrières escaladant les murs en une spirale éternelle. De certaines de ces fenêtres fusait une lueur sourde. Susannah voyait les balcons qui saillaient des flancs de pierre sombre tous les deux ou trois étages, ainsi que les portes trapues qui y menaient, toutes closes. Verrouillées, même, elle n’en doutait pas. Devant la Tour s’étendait le champ de roses, Can’-Ka No Rey, flou mais toujours ravissant, baigné par les ombres. La plupart des roses s’étaient refermées à l’approche de la nuit, mais quelques-unes dressaient toujours leur œil endormi.
— Joe ! appela-t-elle.
Sa voix résonna dans un doux murmure. Elle se sentait toute légère, et elle avait l’impression d’entendre des voix chanter, distantes et douces.
— Oh, Joe ! Cette photo… !
— Si fait, m’dame, fit-il, visiblement ravi de sa réaction. Elle est bonne, pas vrai ? C’est pour ça que je l’ai accrochée. J’en ai d’autres, mais celle-là, c’est la meilleure. Pile au coucher du soleil, comme ça on dirait que les ombres vont rester là pour toujours, le long du Sentier du Rayon. Ce qui est le cas, d’une certaine façon, comme vous l’savez tous les deux, j’en suis sûr.
Dans l’oreille droite de Susannah, le souffle de Roland était rauque et rapide, comme s’il venait de faire un sprint, mais Susannah le remarqua à peine. Car ce n’était pas seulement le sujet de la photo qui venait de la plonger dans une sorte de vénération fascinée.
— C’est un Polaroid !
— Eh bien… oui-là, dit-il, surpris par la vive excitation de la jeune femme. J’imagine que Bill le Bègue m’aurait apporté une pellicule Kodak, si je lui avais demandé, mais je vois pas comment je l’aurais fait développer ? Et le temps que je pense à une caméra — parce que le gadget sous la télé peut lire ces trucs-là — j’étais trop vieux pour revenir en arrière, et c’te vieille rosse était trop vieille pour me porter. Je le ferais, si je pouvais, parce que c’est joli, là-bas, c’est le lieu des fantômes chaleureux. J’ai entendu chanter les voix d’amis depuis longtemps disparus ; mon Pa et ma Ma, aussi. J’ai…
Roland venait d’être frappé de paralysie. Elle le sentit dans la soudaine immobilité de ses muscles. Puis il se relâcha et il se retourna si vite qu’elle en eut le tournis.
— Vous y êtes allé ? Vous êtes allé jusqu’à la Tour Sombre ?
— Pour sûr que oui, dit le vieillard. Qui c’est qui a pris c’te photo, d’après vous ? Ce putain d’Ansel Adams[28] ?
— Quand l’avez-vous prise ?
— C’était pendant mon dernier voyage. Il y a deux ans, l’été — bien que ce soient les basses terres, comme vous l’savez. Et si la neige va jusque-là, en tout cas je l’ai jamais vue.
— Combien de temps, d’ici ?
Joe ferma son mauvais œil et se lança dans des calculs. Il ne lui fallut pas longtemps, mais cette attente parut une éternité à Roland et Susannah. Dehors, le vent faisait rage. Le vieux cheval hennissait, comme pour protester contre ce vacarme. Au-delà des fenêtres ourlées de gel, la neige commençait à danser et à se balancer.
— Eh bien, vous êtes dans la descente, maintenant, et Bill le Bègue entretient la Route de la Tour, sur la portion qui vous intéresse. Mais qu’est-ce qu’il a d’autre à faire de son temps, aussi, c’t’espèce d’énergumène ? Bon, il vous faudra attendre la fin de ce vieux schnock de blizzard…
— Combien de temps, une fois qu’on se sera remis en route ? demanda Roland.
— Vous en pouvez plus, pas vrai ? Si fait, sur des braises, qu’vous êtes. Mais ça s’comprend, si vous v’nez d’l’Entre-Deux-Mondes, il vous a fallu de longues années, pour arriver jusqu’ici. D’ailleurs je préfère pas y penser. Je dirais qu’il vous faudra six jours pour sortir des Terres Blanches, peut-être sept…
— Ces terres, vous les appelez Empathica ? demanda Susannah.
Il cligna des yeux, puis lui adressa un regard perplexe.
— Euh, non, m’dame — j’ai jamais entendu donner d’autre nom à ce coin d’la Création que les Terres Blanches.
Le regard perplexe était de l’esbroufe. Elle en était presque certaine. Ce bon vieux Joe Collins, jovial comme le Père Noël dans une pièce pour enfants, venait de lui faire un gros mensonge. Elle n’en voyait pas bien la raison, et avant qu’elle ait pu pousser la réflexion plus avant, Roland demanda d’un ton cassant :
— Tu veux bien laisser ça pour l’instant ? Tu veux bien, au nom de ton père ?
— Oui, Roland, répondit-elle docilement. Bien sûr.
Susannah toujours en appui contre sa hanche, Roland se tourna de nouveau vers Joe.
— Ça peut vous prendre neuf jours, je dirais, dit Joe en se grattant le menton, parce que c’te route peut être glissante, surtout quand Bill vient d’entasser la neige, mais on peut pas l’en empêcher. Il a des ordres. C’est dans son programme, comme il dit.
Le vieil homme vit que Roland s’apprêtait à l’interrompre, aussi leva-t-il la main.
— Nenni, nenni, je m’écarte pas du sujet pour vous irriter, monsieur, ou sai, ou tout c’que vous voudrez — c’est juste que je suis pas bien habitué à avoir d’la compagnie.
28
Ansel Adams (1902–1984) : photographe américain spécialisé dans les paysages désertiques et de western.