Une fois que vous serez descendus en dessous de la limite des neiges, il y en aura p’t-être pour encore dix ou douze jours de marche, mais pas besoin de marcher, sauf si c’est vraiment c’que vous voulez. Parce qu’il reste une de ces cabanes Positronics, en bas, avec toutes sortes de véhicules entassés dedans. Comme des voiturettes de golf, un peu. Les batt’ries sont toutes à plat, forcément — plates comme des limandes, elles sont — mais y a un générateur, là-bas aussi, un Honda comme le mien, et il fonctionnait la dernière fois qu’j’suis descendu là-bas, car ce vieux Bill mène tout à la baguette. Si vous pouviez recharger une de ces beautés, ça vous f’rait gagner au moins quatre jours. Alors voici ce que j’en dis : si vous deviez le faire à pinces tout le long, ça vous prendrait sans doute dix-neuf jours. Si vous faites la dernière étape sur roues, dans un de ces bourdonnants — c’est comme ça que je les appelle, des bourdonnants, parce que c’est le bruit qu’ils font en avançant —, je dirais dix jours. Peut-être onze.
Le silence envahit la pièce. Le vent soufflait en rafales, jetant de la neige contre les murs de la maison, et Susannah fut à nouveau surprise de la ressemblance avec des cris humains. Une ruse des angles et des sous-pentes, sans doute.
— Moins de trois semaines, même s’il nous fallait marcher tout le long, dit Roland. Il tendit la main vers la photo Polaroid de la tour de pierre sombre dressée contre le coucher de soleil, mais sans vraiment la toucher. C’était comme s’il avait peur de son contact, se dit Susannah.
— Après toutes ces années et tous ces kilomètres.
Sans parler des litres de sang versés, pensa la jeune femme, mais jamais elle n’aurait dit une chose pareille à haute voix, même s’ils avaient été seuls tous les deux. Ce n’était pas nécessaire : il savait aussi bien qu’elle que trop de sang avait été versé. Mais il y avait quelque chose de faux dans tout ça. De faux ou de carrément mauvais. Et le Pistolero n’avait pas l’air de s’en rendre compte le moins du monde.
La sympathie consistait à respecter les sentiments de l’autre. L’empathie, à les partager bel et bien. Pourquoi appellerait-on un pays Empathica ?
Et pourquoi ce vieil homme charmant mentirait-il à ce sujet ?
— Dites-moi une chose, Joe Collins, fit Roland.
— Si fait, Pistolero, si je peux.
— Vous êtes allé jusqu’à la Tour ? Vous avez posé la main sur la pierre ?
Le vieil homme dévisagea Roland, pensant d’abord qu’il le mettait en boîte. Lorsqu’il se fut assuré que tel n’était pas le cas, il prit un air choqué.
— Non, dit-il, et pour la première fois, il parut aussi américain que Susannah elle-même. J’ai pas osé aller plus loin que ce que montre la photo. Au bord du champ de roses. Je vais dire à deux cents, deux cent cinquante mètres. Ce que le robot appellerait cinq cents arcs de roue.
Roland hocha la tête.
— Pourquoi pas plus près ?
— Parce que j’ai eu peur que ça me tue, mais je voulais pas m’arrêter. Les voix m’attiraient. C’est ce que j’ai pensé alors, et c’est toujours ce que je pense, encore aujourd’hui.
Après le dîner — sans doute le meilleur repas de Susannah depuis qu’elle s’était fait prendre en otage dans cet autre monde, et peut-être même de sa vie entière — la plaie sur son visage éclata subitement. Ce fut en partie la faute de Joe Collins, mais même plus tard, quand ils auraient beaucoup de ressentiment à l’encontre de l’unique habitant de La Ronde, elle ne lui en voudrait pas pour ça. C’est la dernière chose qu’il aurait souhaitée, assurément.
Il leur servit du poulet, rôti à point et particulièrement goûteux, après tout ce gibier. Il l’accompagna de purée de pommes de terre à la sauce, de confiture d’airelles disposée en gros cercles rouges, de petits pois (« en boîte, grand pardon », s’excusa-t-il), ainsi que d’un plat d’oignons grelots bouillis, baignant dans du lait concentré sucré. Et le lait de poule. Roland et Susannah le dégustèrent avec une gourmandise toute enfantine, même en ayant opté pour la version sans la « ch’tite goutte de rhum pour remonter le tout ». Ote eut droit à son propre dîner. Joe lui prépara une assiette de poulet et de pommes de terre et la posa par terre dans le salon, près du poêle. Ote régla vite son compte au repas, puis alla s’allonger sur le pas de la porte entre la cuisine et le salon-salle à manger, se léchant les bajoues pour être bien sûr de ne pas perdre une goutte de sauce dans ses moustaches, le tout en observant les humes, les oreilles dressées.
— Je ne pourrai plus rien avaler, alors désolée pour le dessert, dit Susannah lorsqu’elle eut fini de nettoyer sa deuxième assiettée, sauçant les derniers reliquats de jus avec un morceau de pain. Je ne suis même pas certaine de pouvoir descendre de cette chaise.
— Eh bien, ça n’est pas grave, dit Joe, l’air déçu. Plus tard, peut-être. J’ai fait un fondant au chocolat et un gâteau au caramel.
Roland se couvrit la bouche de sa serviette pour étouffer un rot.
— Je prendrais bien une lichette de chaque, quant à moi.
— Bon, si c’est comme ça, je ne dis pas non, rétorqua Susannah.
En quelle année avait-elle mangé du gâteau au caramel pour la dernière fois ?
Lorsqu’ils eurent terminé avec le fondant au chocolat, Susannah proposa son aide pour le rangement, mais Joe la repoussa d’un geste de la main, prétextant qu’il se contenterait de mettre les assiettes et les casseroles dans le lave-vaisselle, et qu’il « ferait le grand nettoyage de printemps » plus tard. Il leur parut plus vif, à elle et à Roland, dans ses allées et venues entre la salle à manger et la cuisine, moins dépendant de sa canne. Susannah se dit que la ch’tite goutte de rhum (accompagnée éventuellement de ses petites sœurs, sans oublier la grand-tante à la fin du repas) devait y être pour quelque chose.
Il leur servit du café et ils restèrent assis tous les trois (tous les quatre, en comptant Ote) dans le salon. Dehors la nuit tombait, et le vent tempêtait plus fort que jamais. Mordred est là dehors, quelque part, accroupi dans un trou ou un bosquet d’arbres, se dit-elle, et une fois encore elle dut lutter contre une vague de compassion. Ce qui lui aurait été plus facile si elle n’avait pas su que, meurtrier ou pas, il n’était encore qu’un enfant.
— Dites-nous comment vous êtes arrivé ici, Joe, lui demanda Roland.
Joe eut un grand sourire.
— C’est une histoire à vous faire dresser les cheveux sur la tête, mais si vous voulez vraiment l’entendre, ça me pose pas de problème de la raconter.
Le grand sourire glissa vers la moue mélancolique.
— C’est chouette, d’avoir des gens à qui parler, pendant un p’tit moment. Insolente, elle sait très bien écouter, mais elle répond jamais grand-chose.
Il avait commencé par essayer d’être instituteur, mais il s’était vite rendu compte que ce n’était pas une vie pour lui. Il aimait les gosses — il les adorait, même — mais il détestait toute ces conneries administratives et ce foutu système qui veillait à ce qu’il n’y ait jamais rien qui dépasse du moule. Au bout de trois ans seulement, il avait démissionné pour entrer dans le monde du spectacle.
— Vous chantiez, ou vous dansiez ? voulut savoir Roland.
— Ni l’un ni l’autre. Je leur servais un one man show.
— Un one man show ?
— Il faisait le comique, expliqua Susannah. Il racontait des blagues.
— Exact ! dit Joe d’une voix joviale. Et il y avait même des gens pour les trouver drôles. Bon d’accord, c’était une minorité.