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Il avait pris un agent dont l’entreprise précédente, une boutique de vêtements dégriffés pour hommes, avait fait faillite. De fil en aiguille, et de bœuf en fiasco, il s’était retrouvé à jouer dans des cabarets de deuxième et troisième zones, en sillonnant le pays au volant de son increvable pick-up Ford, débarquant là où Shantz, son agent, voulait bien l’envoyer. Il ne travaillait presque jamais le week-end. Le week-end, même les boîtes de troisième zone préféraient les groupes de rock.

C’était à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, et la société regorgeait de ce que Joe appelait les « sujets chauds » : hippies, yippies, féministes militantes et Black Panthers, vedettes de cinéma et, comme toujours, hommes politiques — mais il précisa qu’il était plutôt orienté vers les blagues plus « traditionnelles ». Que les plus vaillants se chargent des numéros d’actualité, si ça leur faisait plaisir. Lui s’en tenait aux L’autre jour, ma belle-mère et autres On dit que nos amis polonais sont pas bien malins, mais attendez que je vous parle de cette Irlandaise que j’ai rencontrée.

Au cours de ce récit, il se produisit une chose étrange (et, pour Susannah du moins, assez poignante). L’accent de l’Entre-Deux-Mondes de Joe Collins, avec ses « oui-là » et ses « nenni » et ses « si ça vous sied » se dissipa progressivement, pour se fondre dans ce qu’elle identifia comme l’accent de l’Américain typique. Elle s’attendait à tout moment à l’entendre lâcher un « ma poule » ou un « cherche pas l’embrouille », mais elle devait sans doute avoir passé trop de temps avec Eddie. Elle voyait en Joe Collins un de ces imitateurs naturels, capables d’attraper des intonations et des tournures au quart de tour. Dans un club de Brooklyn, il devait y aller de son « ma poulette », à Pittsburgh c’était « ma cocotte » ou éventuellement « ma caille », et partout il faisait le bonheur des ménagères dans la salle.

Roland l’interrompit assez vite pour lui demander si un comique était l’équivalent d’un bouffon de cour, et le vieil homme éclata de rire de bon cœur.

— C’est ça. Mais à la place du roi et de sa cour, vous avez qu’à imaginer un groupe de types assis là dans une salle enfumée avec un verre à la main.

Roland hocha la tête en souriant.

— Mais il y a des avantages à faire le pitre dans le Midwest, en changeant de port tous les soirs, précisa-t-il. Si vous échouez à Dubuque, vous vous retrouvez juste à faire vingt minutes au lieu de quarante-cinq, et puis c’est direct la ville suivante. Il y a sans doute des endroits dans l’Entre-Deux-Mondes où on se ferait couper sa foutue tête, pour avoir fait un bide total.

Le Pistolero éclata de rire, son qui avait toujours le pouvoir de faire sursauter Susannah (bien qu’elle fût elle-même en train de rire).

— Vous dites vrai, Joe.

Au cours de l’été 1972, Joe était passé dans un club appelé Chez Jango, à Cleveland, non loin du ghetto. Roland l’interrompit de nouveau, cette fois pour demander ce qu’était un ghetto.

— Dans le cas de Hauck, expliqua Susannah, c’est une partie de la ville dont la plupart des habitants sont noirs et pauvres, et où les flics ont pour habitude de balancer la matraque d’abord, et de poser des questions ensuite.

— Pan ! s’exclama Joe en se donnant un coup sec sur le dessus de la tête. J’aurais pas pu dire mieux !

On entendit de nouveau cet étrange gémissement rappelant un cri de bébé, à l’avant de la maison, mais cette fois le vent s’était relativement calmé. Susannah jeta un regard à Roland, se demandant s’il l’entendait, lui aussi. Si tel était le cas, le Pistolero n’en montrait rien.

C’était bien le vent, se raisonna Susannah. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Mordred, lui murmura une voix dans sa tête. Mordred, dehors, en train de mourir de froid. Mordred, dehors, en train de mourir pendant qu’on sirote notre café chaud.

Mais elle ne dit rien.

Il y avait eu des problèmes, à Hauck, pendant quelques semaines, expliqua Joe, mais comme à l’époque il buvait comme un trou (« J’avais une solide descente », fut son expression exacte), il s’était à peine rendu compte que le public à son deuxième spectacle était cinq fois moins nombreux qu’au premier.

— Bon sang, j’étais en grande forme. Je ne sais pas pour les autres, mais moi je me tordais de rire, à m’en faire péter le ventre.

Et puis quelqu’un avait balancé un cocktail Molotov par la vitrine du club (Roland comprit bien l’expression cocktail Molotov) et avant qu’il ait pu dire Prenez ma belle-mère… s’il vous plaît, toute la boîte était en flammes. Joe s’était éclipsé par l’arrière, par la sortie des artistes. Il était presque arrivé dans la rue quand trois types (« tous très noirs, avec des gabarits de joueurs de la NBA ») l’avaient alpagué. Pendant que les deux premiers le tenaient, le troisième avait cogné. Puis quelqu’un avait balancé une nouvelle bouteille. Boum-boum, plus de lumières. Il s’était réveillé sur l’herbe, à flanc de colline, près d’une ville désertée du nom de Chaîne de Pierre, à en croire les enseignes des boutiques vides de la Rue Principale. Joe Collins avait trouvé à la ville des airs de décor de western, après que tous les acteurs sont rentrés à la maison.

C’est à partir de cet instant que Susannah décida qu’elle ne croyait pas beaucoup à l’histoire de sai Collins. Elle était divertissante, certes, et étant donné l’aventure de Jake, arrivé dans l’Entre-Deux-Mondes après s’être fait écraser dans la rue en allant à l’école, elle n’était pas totalement invraisemblable. Pourtant, elle n’y croyait pas beaucoup. La question était de savoir si ça avait de l’importance.

— On pouvait pas appeler ça le Paradis, parce qu’il y avait ni nuages ni chœurs d’anges, dit Joe, mais j’ai décidé que c’était quand même une sorte de vie après la mort.

Il avait erré. Il avait trouvé de la nourriture, un cheval (Insolente), et il avait changé de décor. Il avait croisé diverses bandes vagabondes, certaines amicales, d’autres beaucoup moins, certaines de bon aloi, d’autres mutantes. Il avait attrapé certaines tournures du parler du coin, et appris un peu de l’histoire de l’Entre-Deux-Mondes. Il connaissait l’existence des Rayons et de la Tour. Il avait essayé de traverser les Malterres, dit-il, mais il avait eu peur et avait préféré faire demi-tour quand des tas de plaies et de bleus bizarres étaient apparus sur sa peau.

— Je me suis retrouvé avec un furoncle sur le cul, et ça a été le coup de grâce. Il y a six ou huit ans, c’était. Insolente et moi on s’est dit : rien à foutre, on va pas plus loin. Et c’est là que j’ai déniché c’t’endroit, qui s’appelle l’Anneau ouest et que Bill le Bègue m’a trouvé, moi. Il a deux trois connaissances en médecine, il m’a soigné mon furoncle.

Roland voulut savoir si Joe avait assisté au passage du Roi Cramoisi, lors du dernier pèlerinage de cette créature démente vers la Tour Sombre. Joe répondit que non, mais que six mois plus tôt il y avait eu un terrible ouragan (« un vrai chaudronnier ») qui l’avait fait se réfugier dans la cave. Pendant qu’il était là-dedans, l’électricité avait lâché, générateur ou pas générateur, et tandis qu’il se tapissait dans le noir, il lui était venu le pressentiment qu’une créature monstrueuse rôdait dans les parages, et qu’elle pourrait à tout moment entrer en contact avec l’esprit de Joe, et deviner où il se cachait.